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De « Frodo revient » à « Frodo a échoué ». Actualités de Tolkien.

Comment la fantasy a alimenté la contre-culture des années 60

Pourquoi Le Seigneur des anneaux a séduit les hippies?

Nous sommes en 1965. Des étudiants vêtus de vestes militaires d’occasion se passent des joints dans leur dortoir tandis qu’un disque de Bob Dylan tourne sur une platine bancale. La guerre du Vietnam s’intensifie. Les cartes de conscription arrivent dans les boîtes aux lettres, les amis et les voisins disparaissent. Parmi les tracts anti-guerre photocopiés et les manuels universitaires, un livre de poche bon marché, rouge vif, passe de main en main. Ce n’est pas une lecture obligatoire. Ce n’est même pas tout à fait légal. Ce livre, c’est « Le Seigneur des Anneaux », et pour des raisons que les professeurs ne comprennent pas encore tout à fait, il est devenu le texte sacré de la contre-culture des années 60.

Ces livres de poche piratés de Tolkien ont fait l’effet d’une bombe sur les campus des années 60. Imprimés grâce à une faille dans la loi sur le droit d’auteur, ils sont rapidement devenus un phénomène culte, se vendant à plus de 100 000 exemplaires rien qu’en 1965. Les plus grands fans du livre semblaient être les hippies, les manifestants et les rockstars. Cela semble logique quand on regarde le contexte.

Au milieu des années 1960, le rêve américain s’était effondré. La machine du progrès s’était retournée contre ses créateurs. Les usines polluaient les rivières. Le gouvernement envoyait les jeunes de 18 ans à la guerre. Les inégalités étaient omniprésentes. La culture populaire s’enthousiasmait pour les lasers, les LED, les tours de bureaux éclairées par des néons, l’énergie nucléaire, les téléphones à touches, les plateaux-repas et les fusées spatiales. Dans un monde qui semblait se précipiter vers l’anéantissement, les sociétés préindustrielles commençaient à apparaître comme un refuge, voire une feuille de route. Les jeunes privés de leurs droits cherchaient le progrès dans le passé.

Le Moyen Âge, du moins tel qu’il était réinventé dans les années 1960, offrait un monde pré-capitaliste et enchanté, peuplé de communes et de troubadours. Bien que nous ayons aujourd’hui une image stéréotypée de l’esthétique médiévale, que nous imaginons comme une sorte de bouillie grise peuplée de nonnes, cela n’est pas tout à fait exact. L’historien Jacques Le Goff décrit « de gros joyaux incrustés dans les reliures des livres, des objets en or brillant, des sculptures aux couleurs vives… et la magie colorée des vitraux ». Groovy. Contrairement à la technocratie stérile de la guerre froide, cette vision d’une époque révolue donnait aux gens quelque chose qui les enthousiasmait. Le Moyen Âge offrait l’artisanat, l’autosuffisance, des communautés à petite échelle et le respect de la médecine par les plantes (quelle que soit l’interprétation que l’on en donne). Il est devenu un cadre pour imaginer un avenir meilleur. Avec ces fondements déjà en place, il était logique que Le Seigneur des anneaux fasse un tabac auprès des hippies.

Pour les personnes extérieures, cette fascination pour les elfes et les orques pouvait sembler être une évasion enfantine. Mais pour beaucoup, la Terre du Milieu ressemblait étrangement à l’Amérique. Mordor était un enfer industriel, peut-être peuplé du même genre d’hommes qui enrôlaient des adolescents pour les envoyer au Vietnam. L’Anneau, une force corruptrice de pouvoir pur, est devenu le symbole des armes nucléaires, de l’impérialisme, des doigts rampants du bureau de recrutement. Gandalf semblait plus digne de confiance que n’importe quelle figure politique réelle. Même aujourd’hui, la fantasy médiévale est souvent rejetée comme une forme d’évasion, mais elle offre un prisme à travers lequel les gens peuvent critiquer le présent.

Ce qui a suivi a été un réenchantement culturel. L’expression « FRODO LIVES » a commencé à apparaître dans les graffitis du métro. Les manifestants portaient des pins « GANDALF FOR PRESIDENT ». La fantasy, autrefois considérée comme enfantine, a été emportée par la révolution.

Le Moyen Âge, ou du moins une approximation hallucinogène de celui-ci, était de retour. Des tapisseries décoraient les murs des dortoirs, les saxophones étaient remplacés par des flûtes, et dans la banlieue de Los Angeles, un ancien professeur de lycée s’apprêtait à lancer ce qui allait devenir l’un des héritages les plus durables du mouvement : la Renaissance Faire.

Artistes lors de la Renaissance Pleasure Faire de 1963

Le lien entre la « peur rouge » et les Californiens vendant des cuisses de dinde dans des braguettes peut sembler ténu, mais l’évolution a été assez organique. Phyllis Patterson enseignait l’anglais et le théâtre à Los Angeles dans les années 50, à une époque où la liste noire de l’ère McCarthy pesait sur les créatifs californiens. Les écrivains, acteurs et enseignants de gauche étaient purgés de la fonction publique. Les restrictions s’accumulaient pour Patterson, contrôlant ce qu’elle pouvait enseigner, alors elle a quitté son emploi pour lancer la première Ren Faire (Renaissance Faire). Les créatifs mis sur liste noire se sont réunis dans une vallée boisée pour faire revivre un passé plus libre, plus étrange et plus communautaire.

Ici, parmi les bouffons et les mâts de mai, la contre-culture a trouvé un lieu où imaginer de nouvelles formes de communauté, fermement enracinées hors de portée du nationalisme et du conformisme de la guerre froide. Vu sous cet angle, le médiévalisme n’était pas de la nostalgie. C’était une insurrection.

Les costumes des Faires s’inspiraient des préraphaélites, un mouvement artistique britannique du XIXe siècle qui idolâtrait le monde médiéval. On retrouve également cette esthétique chez les hippies. Au lieu de se raser les cheveux et de porter des chapeaux architecturaux, ils ont opté pour des tenues plus proches de celles des sorcières des bois, avec des manches bouffantes. La ligne de vêtements Gunne Sax, lancée par Jessica McClintock, a trouvé un public enthousiaste parmi les femmes qui voulaient avoir l’air de pouvoir tomber par hasard dans une clairière pour rencontrer une licorne.1

Quand je vois ça, je me mets à tourner comme un kebab fixé à une perceuse

Pour les hommes, s’habiller comme un barde médiéval était une protestation contre tout ce que représentait la génération Mad Men, de leurs opinions politiques à leurs coupes en brosse. La mode, c’était les vestes en velours, les chemises brodées, les perles et les cheveux longs et fluides. La référence absolue était Donovan, un musicien qui s’habillait souvent comme s’il devait se cacher dans un tronc d’arbre, ou plus tard Jimi Hendrix avec ses écharpes colorées et ses manches cloche en satin.

Les musiciens de rock de cette époque semblaient fascinés par le fantastique. Led Zeppelin faisait référence à Mordor et à Gollum (qui vole la petite amie de Robert Plant dans Ramble On). Marc Bolan, de T. Rex, posait comme un chevalier glamour dans une cuirasse en cuir, chantant des chansons sur les sorciers, les dragons et l’amour cosmique. Des rumeurs circulaient selon lesquelles les Beatles eux-mêmes auraient rêvé de jouer dans une adaptation du Seigneur des anneaux, avec Paul dans le rôle de Frodon, Ringo dans celui de Sam, George dans celui de Gandalf et John dans celui de Gollum.

Mais toute époque mythique a son crépuscule. Contrairement aux livres fantastiques dont elle s’inspirait, cette esthétique était vouée à une fin triste et sans cérémonie. À la fin des années 70, son éclat s’était estompé. La guerre du Vietnam touchait à sa fin, laissant ses vétérans traumatisés dormir sur les trottoirs. Le rêve d’une révolution contre-culturelle s’était largement dissipé dans un brouillard de burn-out, d’explosions et de disco. Pour de nombreux idéalistes, le monde enchanté qu’ils avaient imaginé n’avait pas survécu au lendemain. La Comté n’avait pas été sauvée. Les dragons n’avaient pas été terrassés. Le monde réel restait obstinément moderne, mécanisé et injuste.

Même Frodon n’a pas vraiment conservé son statut de mascotte hors-la-loi. À l’aube du nouveau millénaire, qui a vu l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux, Frodon était offert avec un menu Burger King. Le texte sacré de 1965 était devenu un produit de masse : figurines Sideshow Collectibles, répliques de l’Anneau unique, porte-clés et pantoufles en forme de pieds de hobbit. À l’ère des iPods, de MySpace et des premiers mèmes Internet (imaginez un hibou des neiges avec « O RLY ? » collé dessus), une nouvelle incarnation de Frodo, anti-guerre, était en gestation. Lorsque les tambours de la guerre ont recommencé à battre, la magie a repris.

Lorsque les troupes américaines se sont déployées en Irak en 2003, les manifestants sont à nouveau descendus dans la rue, comme ils l’avaient fait à la fin des années 1960. Il y avait des veillées aux chandelles et des guitares acoustiques qui jouaient sous des banderoles faites à la main. Mais cette fois, parmi les pancartes en carton représentant le signe de la paix, un nouveau slogan est apparu : « Frodo a échoué : Bush a l’anneau ».

Initialement diffusée en ligne avec une image retouchée du président George W. Bush portant l’Anneau unique, cette phrase s’est rapidement répandue sur des autocollants, des t-shirts et des affiches de protestation. Le message était clair et effrayant : les forces du militarisme et de l’empire, autrefois imaginées comme le royaume de Sauron dans la Terre du Milieu, avaient refait surface dans la vie réelle.

Pour beaucoup, la guerre en Irak ressemblait à une répétition de la guerre du Vietnam, mais dans les années 2000, l’ambiance était différente. Il régnait un cynisme extrême qui n’existait pas en 1968. L’ancienne contre-culture avait, à bien des égards, été absorbée par la culture dominante. Les symboles de paix étaient désormais des accessoires de mode. Des citations du Hobbit étaient imprimées sur des tasses à café bon marché. Pour certains, « Frodo a échoué » n’était pas seulement une pique à l’encontre de Bush. C’était l’aveu que la révolution n’avait pas eu lieu. Le monde n’avait pas changé. L’Anneau avait simplement trouvé un nouveau porteur.

Aussi déprimant que cela puisse paraître, il y a quelque chose de réconfortant dans la persistance de la fantasy comme moyen de protestation. Lorsque la réalité devient insupportable, la fantasy devient à la fois un refuge et une arme. La fantasy aborde souvent des thèmes liés à la révolution : des rois corrompus, des répartitions inéquitables du pouvoir et des héros improbables qui se dressent contre des empires. Elle nous rappelle que le monde peut être refait, que les ténèbres peuvent être combattues et que la résistance, aussi minime ou étrange soit-elle, a toujours son importance.

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Mes sources préférées et lectures complémentaires :

  • FROM « FRODO LIVES ! » TO « FRODO HAS FAILED » On Popular Culture, The Lord of the Rings and Political Activism par Meghan Schalkwijk
  • Well Met: Renaissance Faires and the American Counterculture par Rachel Lee Rubin

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Petite note : j’ai tellement envie d’une robe Gunne Sax. Les modèles originaux des années 60-70 sont assez faciles à trouver sur Vinted et autres sites similaires, mais il faut compter plus de 200 £ par robe. ModCloth a relancé la marque il y a quelques années et vient de sortir une collection il y a quelques semaines, mais toutes les robes sont dans une teinte bleu-vert très particulière qui me fait penser à la dentisterie. Quand je tape « Gunne Sax 1970s » dans Google, je frissonne comme un chihuahua.

Sitara extrait de Sitara’s Garden .

https://sitarasgarden.substack.com/p/gandalf-for-president?utm_source=substack&utm_medium=email

Traduction Deepl revue ML