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L’illusion dangereuse de la gauche : récupérer des voix en se montrant “ferme” sur l’immigration. Entretien avec Lea Ypi – 18 juin 2025

Et si l’on réinventait le concept de classe, voire même celui de conscience de classe…? Cet entretien nous été transmis par Left Renewal Blog. ML

Il Manifesto : Que pensez-vous des centres de détention de migrants construits par le gouvernement italien de Giorgia Meloni en Albanie ?

Lea Ypi : Je pense que c’est l’un des chapitres les plus embarrassants de l’histoire albanaise depuis la fin du communisme. Il est particulièrement douloureux de voir le gouvernement de mon pays, un pays qui a une longue histoire d’émigration et une grande tradition d’hospitalité, se prêter à ce genre de politique. Il s’agit de véritables prisons pour des personnes qui n’ont commis d’autre crime que de fuir des crises [humanitaires] dont les Etats libéraux sont souvent complices. Nous, Albanais, faisons aujourd’hui aux autres ce que nous n’avons jamais voulu qu’il nous arrive.

Et que pensez-vous du fait que le Premier ministre britannique Keir Starmer ait applaudi les initiatives du gouvernement Meloni ?

Il s’agit d’une démarche purement propagandiste, dictée par la pression électorale exercée par la droite sur des partis comme Reform UK, et qui s’inscrit dans une dynamique désormais tristement bien établie dans les partis européens de centre-gauche : concurrencer la droite sur son propre terrain, plutôt que de changer les termes du discours public.

L’idée est qu’en se montrant “ferme” sur l’immigration on puisse récupérer des voix. Mais c’est une illusion dangereuse : en matière de détention, d’expulsion et de criminalisation [des mouvements migratoires], la droite apparaît de plus en plus crédible et efficace. Elle ne peut être vaincue en utilisant son propre langage, sa propre logique, ses propres outils. Les gens préféreront toujours l’original à la copie.

Starmer a également réduit les allocations de chômage et les fonds de coopération internationale pour augmenter les dépenses militaires.

Cette décision s’inscrit aussi parfaitement dans une tendance qui touche aujourd’hui la plupart des partis de centre-gauche en Europe : l’adoption de politiques qui, loin de représenter une alternative au néolibéralisme ou au nationalisme, en deviennent simplement une variante “modérée” et tout aussi néfaste.

Il s’agit d’un choix en rupture avec la tradition pacifiste, internationaliste et cosmopolite qui a inspiré, au moins en théorie, l’idéal européen de l’après-guerre, qui voyait dans la coopération, la justice sociale et la solidarité internationale les fondements d’un ordre différent de celui qui avait conduit aux catastrophes du passé.

Dans Confini di classe, vous décrivez la transformation de la citoyenneté en une marchandise à acquérir. C’est ce que fait Donald Trump aux Etats-Unis, par exemple. Quel effet les déportations auront-elles sur cette transformation ?

L’expulsion est l’outil disciplinaire d’un Etat qui, ayant abdiqué la fonction inclusive et démocratique de la citoyenneté, en fait une marque d’appartenance propriétaire et identitaire.

Cette pratique contribue à normaliser la violence institutionnelle, à la rendre acceptable, légale, voire nécessaire aux yeux de l’opinion publique. Ainsi, ce qui devrait être considéré comme un échec de nos politiques démocratiques (le fait de ne pas pouvoir inclure tout le monde) est réinterprété comme une preuve d’efficacité (le fait de pouvoir exclure n’importe qui).

Le conflit des identités, entre “natifs” et “immigrés”, “nous” et “eux”, semble l’emporter sur le conflit des classes. Comment l’expliquez-vous ?

C’est parce que nous avons perdu la capacité à articuler une critique structurelle du capitalisme. Nous avons cessé de parler des racines matérielles de l’injustice, des inégalités qui sont produites non pas par la “différence culturelle” mais par la position dans les relations sociales de production.

Ainsi, au lieu de lire le conflit comme une lutte entre ceux qui détiennent le pouvoir économique et ceux qui en sont exclus, nous le lisons comme un choc entre des identités, entre des communautés “incompatibles”, entre des cultures “menacées”.

Dans Confini di classe, vous parlez d’un “dilemme progressiste” lié à l’immigration. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

Ce dilemme est souvent présenté comme un choix cornélien entre l’ouverture aux autres et la protection de la cohésion sociale interne. L’argument est que l’immigration peut saper les fondements matériels et culturels de la solidarité démocratique : d’une part, en exerçant une pression sur les services sociaux ; d’autre part, en sapant les fondements culturels de la confiance mutuelle nécessaire au maintien d’un système de protection sociale universel.

Les réponses à ce dilemme se sont jusqu’à présent concentrées sur deux modèles : la solidarité multiculturelle, qui met l’accent sur l’inclusion par la reconnaissance des différences, et la solidarité supranationale, qui cherche à étendre les mécanismes de redistribution au-delà des frontières de l’Etat-nation, par exemple au niveau européen.

Mais dans les deux cas, une troisième possibilité, que je considère comme centrale, a été négligée : la solidarité de classe.

Comment définir le concept de classe ?

Il ne s’agit pas simplement d’une catégorie empirique, mais d’une manière de relier des expériences fragmentées afin d’identifier les véritables relations de pouvoir et de nous reconnaître non pas comme des individus isolés ou des victimes [d’une guerre culturelle], mais comme des membres d’une même condition matérielle.

Comment la conscience de classe se crée-t-elle aujourd’hui ?

Cela dépend de la façon dont vous interprétez votre propre expérience, des concepts que vous y associez, des outils collectifs dont vous disposez pour l’organiser. Et c’est là que l’importance du rôle des partis et des mouvements politiques dans la construction d’un discours hégémonique devient évidente.

Il faut retrouver un modèle de parti pensé comme un “prince moderne”, comme disait Gramsci. Si personne ne travaille à vos côtés, ne rejoint vos combats et n’explique que votre précarité est liée à la financiarisation de l’économie, au démantèlement de la protection sociale, à la délocalisation des emplois, alors il est facile de se croire menacé par le migrant qui travaille pour moins cher, ou par le réfugié qui “reçoit des aides”. Et [cette précarité] continuera à servir non pas celles et ceux qui sont exclus, mais les personnes qui veulent [maintenir cette exclusion].

Comment expliquez-vous l’idée de “diversité culturelle” ?

Ce n’est pas la cause de la perte de solidarité. C’est l’abandon de la classe sociale en tant que sujet politique commun qui produit l’aliénation, la suspicion et la fragmentation. La perversion de la relation entre l’Etat et le marché a conduit les partis politiques à traiter les citoyens comme des consommateurs et la citoyenneté comme une marchandise.

Nous devons remettre l’accent sur la classe, non pas comme une simple identité économique, mais comme un horizon politique capable de relier les migrants et les travailleurs locaux dans une lutte commune contre l’oppression réelle.

Ce n’est qu’en revenant à une lecture structurelle des conflits sociaux que nous pourrons véritablement démêler le nœud du soi-disant “dilemme progressiste”. Les inégalités et les problèmes d’accès au logement, à l’éducation et aux soins de santé ne découlent pas de la présence de l’autre, mais d’un système économique qui a privatisé les biens publics, réduit le travail à une marchandise et vidé la citoyenneté de sa fonction d’inclusion.

Votre histoire personnelle est liée à l’immigration. Dans quelle mesure la classe sociale a-t-elle joué un rôle ?

Mon histoire personnelle est complexe, mais elle a commencé avant mon expérience de la migration. J’ai grandi dans l’Albanie communiste au sein d’une famille de soi-disant “ennemis de classe”, c’est-à-dire la classe moyenne supérieure et l’aristocratie de la période précommuniste. L’expérience de l’immigration en Italie dans les années 1990, pendant la période de racisme intense envers les Albanais, m’a fait découvrir mon identité en tant qu’Albanaise issue d’une famille musulmane, et m’a fait réfléchir à la relation entre la classe sociale et l’origine ethnique d’une part, et entre l’identité de classe et la conscience de classe d’autre part.

Que pensez-vous de votre situation aujourd’hui ?

Je suis une immigrante “privilégiée”, j’ai passé les différents tests de langue et de citoyenneté et je ne suis plus considérée comme un fardeau pour la société. Mais je ne sais pas combien de temps cela va durer. Si l’offensive de la droite se poursuit, je doute qu’elle s’arrête à l’immigration clandestine.

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En matière de chasse à l’identité, il suffit d’un nom de famille différent pour être pris pour cible. C’est arrivé dans le passé à ceux qui portaient les noms de Goldstein ou de Levi, et cela pourrait arriver aujourd’hui à ceux qui s’appellent Mohammed ou Abdallah.

C’est une autre raison pour laquelle il est si important de dénoncer en profondeur les récits identitaires, afin de ne pas répéter les erreurs du passé.

Lea Ypi est née en Albanie, a étudié la philosophie en Italie et vit aujourd’hui au Royaume-Uni où elle enseigne les sciences politiques à la London School of Economics. Ses recherches croisent théorie politique, migration et pensée marxiste. Ypi a également écrit plusieurs livres et articles. Son dernier ouvrage s’intitule Confini di classe. Diseguaglianze, migrazione e cittadinanza nello stato capitalista (“Frontières de classe : migration et citoyenneté dans l’Etat capitaliste”, Feltrinelli, 2025, non traduit en français).

Interview réalisée par : Roberto Ciccarelli.

Traduction : Voxeurop.

La version française de cet entretien a été publié pour la première fois sur Voxeurop. Lire l’original italien ici.