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Guerre au Soudan : la bataille des discours

Comment les acteurs de la guerre au Soudan justifient-ils toute cette violence ? Dans ce texte, la militante Muzan Alneel analyse les discours mobilisés par les deux camps pour s’attirer le soutien de la population. Elle défend la nécessité de mettre en avant un contre-discours révolutionnaire, fondé sur des analyses de gauche, pour proposer une alternative politique crédible.

On trouve dans le débat public soudanais des définitions divergentes de la guerre, à travers des expressions telles que « guerre existentielle », « guerre pour la dignité », « guerre pour la démocratie », « guerre absurde », « guerre contre l’État de 1956 » ou « guerre contre le néocolonialisme ». Ce phénomène n’est ni rare, ni inattendu au Soudan. Il reflète une dynamique globale en temps de guerre dans laquelle des récits concurrents prolifèrent. Ces récits découlent de la nécessité pour les forces combattantes de justifier leurs stratégies politiques et de mobiliser le soutien populaire en faveur de leurs opérations militaires.

A travers des discours qui cherchent à légitimer leurs positions, les parties impliquées dans le conflit au Soudan s’affrontent non seulement sur le champ de bataille, mais aussi dans l’arène de l’opinion publique. Tous les groupes affectés par le conflit, qu’ils soient affiliés à l’un des camps ou extérieurs à ceux-ci, s’emploient à créer leurs propres récits, qui reflètent les enjeux idéologiques, les intérêts matériels et les stratégies de survie propres à chacun. (…)

Le discours des Forces de Soutien Rapide (RSF) : une guerre pour la démocratie et la défense des « marginalisés »
Les Forces de Soutien Rapides (RSF, milice autrefois alliée à l’armée) tentent de faire croire qu’elles mènent guerre pour la démocratie contre le gouvernement putschiste [issu du coup d’Etat du général Al-Burhan en 2021], mené par les forces politiques islamistes [de l’ancien régime d’Omar El-Béshir].

Ce discours a été accueilli avec sarcasme par l’opinion publique soudanaise dès les premiers jours de la guerre. (…) La population soudanaise, témoin des meurtres, des pillages et des tortures qu’elle subit de la part des Forces de Soutien Rapide, a alerté sur la contradiction entre ces actes et la rhétorique « démocratique » mise en avant par les RSF. Pourtant, malgré leur échec évident à obtenir le moindre soutien populaire, les RSF n’ont pas cessé d’utiliser ce discours. (…) Ce discours ne s’adresse pas au peuple soudanais, mais vise plutôt d’autres acteurs, probablement la communauté internationale, [ce qui a permis aux RSF d’obtenir le soutien diplomatique direct ou indirect de plusieurs pays étrangers]. Cette interprétation est renforcée par le fait que les Forces de Soutien Rapide mobilisent le vocabulaire typique des organisations internationales, par exemple en décrivant l’armée et leurs alliés comme des « organisations terroristes ».

Le deuxième discours sur la guerre défendu par les Forces de Soutien Rapide consiste à dépeindre celle-ci comme un conflit entre la « périphérie » et le « centre », une lutte des marginalisés et les laissés-pour-compte contre les oppresseurs. Ce discours [qui connaît un succès important depuis plusieurs années dans le champ politique et intellectuel soudanais] est de plus en plus repris dans les déclarations officielles des RSF, reflétant leur tentative de rallier le soutien de groupes sociaux et ethniques historiquement marginalisés.

Mais la crédibilité de ce récit a été elle aussi mise à mal face aux atrocités commises par les RSF, ciblant les villageois pauvres, les femmes, les personnes âgées, et par la richesse et le pouvoir dont jouissent les dirigeants de la milice. En se basant sur ces arguments, les RSF ont une vision des « défavorisés » qui ne prend pas en compte le statut socio-économique des personnes, mais qui s’intéresse uniquement à l’appartenance ethnique.

C’est là que, dans cette bataille des définitions, une voix socialiste critique et organisée aurait pu offrir un cadre d’analyse révolutionnaire pour répondre à cette question [de la domination entre le « centre » et les « marges » du pays], très importante pour le peuple soudanais. Cette position critique pourrait souligner les intérêts [qui poussent les RSF à se réapproprier la rhétorique de la lutte contre les dominations] et appeler à la création d’une alliance entre tous les démunis contre ceux qui monopolisent le pouvoir et la richesse, quelle que soit leur appartenance ethnique.

L’absence d’une telle voix a permis à l’argument fallacieux des RSF de se transformer en un outil pour attiser la division raciale (…). Malgré tout ça, leur récit est resté faible et incapable de mobiliser suffisamment le soutien de la population pour légitimer leur revendication du pouvoir.

Le discours de l’armée (SAF) : une guerre pour défendre l’État soudanais et assurer la sécurité de la population

En revanche, le narratif des forces armées soudanaises (SAF) a rencontré plus de succès (…). Très tôt, l’armée a défini la guerre comme une guerre contre une milice rebelle. Le caractère institutionnel de l’armée nationale (…) est utilisé comme une preuve que sa position est forcément juste. Ce récit efface les crimes qui ont été commis durant les années précédant la guerre par Forces de Soutien Rapide sous la supervision de l’armée soudanaise [quand elles étaient alliées], ainsi que les crimes commis par l’armée soudanaise elle-même.

Ainsi, dans ce discours qui cherche à légitimer institutionnellement la violence, la légitimité des acteurs politiques est évaluée en fonction de leur position dans l’appareil d’État et de leur structure bureaucratique, plutôt qu’en fonction de leur impact réel sur la vie des gens. Ce discours est aussi vieux que le concept d’État lui-même, et c’est un outil que les élites ont historiquement utilisé pour justifier la violence qu’elles infligent aux sociétés qu’elles exploitent, en utilisant les armes violentes de l’État autorisées par la loi, qu’il s’agisse de la police, de l’armée ou autres. Cet argument a été popularisé par des décennies de propagande, qui ont façonné la conscience des citoyens et normalisé la violence d’État.

La promesse de sécurité et de retour à la stabilité est également mise en avant dans les déclarations des commandants des forces armées, qui répètent depuis le début que la guerre se terminera bientôt, « dans une semaine ou deux », comme ils l’avaient déjà dit il y a deux ans. Dès les premiers jours de la guerre, cet argument a trouvé du soutien dans l’opinion publique. Mais il a aussi été utilisé pour justifier la destruction d’habitations civiles et alimenter les appels à des attaques meurtrières contre les RSF [et des civils soupçonnés de les avoir aidés]. (…)

Les forces armées soudanaises ont redéfini la guerre comme une guerre pour la dignité et la souveraineté. Dans ce contexte, l’armée est devenue synonyme de l’État, et l’État, synonyme de dignité personnelle. Ce cadrage [très problématique] a permis d’exploiter la colère populaire contre les atrocités commises par les RSF comme une arme pour légitimer les actions de l’armée, alors même que celle-ci ne garantit pas la sécurité des citoyens. La légitimité de l’armée s’est ainsi ancrée dans des notions abstraites comme la « fierté nationale », allant même jusqu’à stigmatiser de façon subtile les tribus qui composent les rangs des RSF et à remettre implicitement en question leur « soudanité ».

Ces récits libèrent l’armée de ses obligations de protection ou d’aide aux civils et justifient la banalisation de ses crimes. Par ailleurs, en pointant du doigt l’illégitimité et la criminalité des relations entre les RSF et des acteurs internationaux, en particulier les Émirats Arabes Unis, l’armée fait mine d’ignorer que toute relation internationale avec le gouvernement putschiste qui la dirige est elle aussi illégitime. De plus, de nombreux rapports font état de liens économiques étroits, et de l’exportation continue d’or, entre l’armée et le même État exploiteur, les Émirats arabes unis. Il s’agit donc d’un récit fondé principalement sur des demi-vérités.

Une réponse révolutionnaire à ce narratif aurait été de refuser de définir la légitimité sur la base de revendications abstraites, et de la fonder plutôt sur la manière dont chaque partie affecte la vie des gens. Cela commence par affirmer que la sécurité est un droit fondamental, et non une monnaie d’échange utilisée pour justifier un régime militaire. Nous devons aussi rappeler que la prétendue « stabilité » antérieure mise en avant par les militaires était un régime fondé sur la violence et l’exploitation systémique, que nous devons vaincre, et non raviver.

Comment les civils se positionnent-ils par rapport à ces discours ?
Parmi les civils non armés soutenant l’une ou l’autre des parties au conflit, les définitions de la guerre et les indicateurs de victoire varient en fonction des classes sociales. Pour les groupes aisés, disposant de richesses matérielles ou de privilèges hérités, la priorité est de prendre le contrôle des lieux emblématiques du pouvoir souverain et des monuments historiques, ce qui montre leur désir de restaurer les structures sociales qui sous-tendent leur statut. A l’inverse, les communautés marginalisées mettent l’accent sur le besoin de sécurité et de services de base. (…) Ces priorités divergentes révèlent un net clivage social.

Les discours de la société civile évoluent également dans le temps. Certains groupes, qui avaient initialement rejeté les exigences de loyauté inconditionnelle de l’armée soudanaise, les ont ensuite acceptées face à la fatigue de la guerre et au désespoir de trouver une solution. D’autres, qui s’étaient moqués des revendications absurdes des RSF prétendant mener une « guerre pour la démocratie », ont fini par les approuver tacitement face à la montée d’un discours nationaliste pro-armée qui renoue avec la tendance centralisatrice de l’État soudanais et risquerait de perpétuer leur marginalisation. (…)

Cette approche survivaliste de la guerre existe aussi bien chez les civils non organisés que chez les groupes de résistance organisés. Les comités de résistance, par exemple, qui constituaient la force la plus influente du mouvement révolutionnaire, ont d’abord condamné les deux parties du conflit. (…) Au début de la guerre, de nombreux comités ont donné la priorité à « l’arrêt de la guerre et à la sauvegarde de la vie des civils », s’engageant à défendre les revendications révolutionnaires malgré la violence du conflit. Cependant, au fil du temps, il leur est devenu difficile de concilier les principes révolutionnaires avec un soutien tactique (bien que temporaire) aux forces armées. Pour les comités, il s’agit d’une étape intermédiaire permettant de rétablir le statu quo à un niveau « gérable » de répression aux mains de l’État, plutôt que de faire face à la violence brutale des RSF.

Cette contradiction a aliéné les militants et délégitimé leur rôle dans le discours public. De nombreuses organisations révolutionnaires sont devenues les bras armés de la guerre. De nombreux intellectuels de la résistance ont fourni des armes théoriques pour soutenir la légitimité des forces armées soudanaises (SAF), leur soi-disant partenaire temporaire. Ils ont donné la priorité à la protection de l’appareil d’État, sans tenir compte de l’équilibre des pouvoirs au sein de cet appareil, de son impact sur la vie des exploités, et même de ses échecs structurels évidents et de ses injustices systémiques.

La nécessité d’un contre-discours révolutionnaire de gauche
(…) Depuis le début de la guerre, des réseaux d’entraide populaires, en particulier les « salles d’intervention d’urgence », se sont organisées en autogestion pour fournir des services de base aux personnes affectées par la guerre et défendre les droits des citoyens, tels que l’accès aux soins et à une éducation gratuite. Ces initiatives ont soutenu les communautés assiégées et déplacées, abandonnées par les forces combattantes, mais elles ont fonctionné sans une vision politique révolutionnaire qui aurait fait de l’entraide la base d’un modèle de gouvernance durable et anti-guerre, dirigé par et pour les populations elles-mêmes. Au lieu de cela, les efforts sont restés confinés à l’aide d’urgence, limités par un discours d’espoir de « retour à la normale » qui ignore l’oppression structurelle dans l’histoire du Soudan. Ce vide a laissé la place aux récits des forces armées, plus lucratifs sur le plan politique, pour consolider leur pouvoir et gagner le soutien de la population.

Cette spirale ne peut être brisée que par la construction d’un parti de gauche organisé, capable de construire des institutions idéologiques et culturelles révolutionnaires pour contrer l’hégémonie de la classe dirigeante, les compromis bourgeois et les trahisons du système existant.

L’expérience récente a constamment souligné la nécessité d’un parti révolutionnaire. Une telle organisation – basée sur les principes socialistes et la délibération démocratique – analyserait systématiquement les stratégies et contrerait la propagande de la classe dirigeante, fournirait aux exploités une analyse et un projet politique alternatif qui placerait leurs priorités et leurs besoins en tête de son programme, et mobiliserait collectivement les leçons tirées des luttes passées. Elle lutterait également en interne contre les tendances bourgeoises des intellectuels, qui sont souvent déformées par des préjugés résultant de leurs privilèges matériels, façonnés par l’accès aux ressources, à l’éducation et à la formation institutionnelle, ce qui les conduit à s’écarter des intérêts de la majorité de la population.

Même si les récits révolutionnaires se sont estompés, il existe encore des aperçus occasionnels d’un projet alternatif, incarné par des demandes populaires pour une paix juste ; des aperçus qui sont fugaces, mais réels.

Cette mission, loin des projecteurs, est urgente et inévitable.

Muzan Alneel
Publication originale en arabe : Atar

Traduction en français et édition : Sudfa Media
Article original en arabe : « A travers leur regard. Qui définit la guerre au Soudan ? », publié le 26/04/2025 par Atar.
Note de traduction : l’article a été légèrement raccourci, les inter-titres et les parties entre crochet ont été rajoutées par l’équipe de Sudfa pour donner des éléments de contexte.
Cet article reflète l’opinion de l’autrice et n’engage pas la rédaction de Sudfa Media. 

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Muzan Alneel est une militante socialiste, journaliste et chercheuse soudanaise. Elle a dirigé un think-tank « Innovation, Science and Technology Think-tank for people-centered Development (ISTinaD) » au Soudan. Elle a publié de nombreux articles dans des revues internationales sur les comités de résistance et la stratégie révolutionnaire au Soudan.

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Atar est un magazine créé à l’initiative de l’ONG Sudan Facts Center for Journalism Services, qui a commencé à paraître six mois après le début de la guerre contre les civils au Soudan. Ses publications sont principalement en arabe mais aussi en anglais. Il est distribué sur différents réseaux sociaux. Atar offre un lieu d’accueil pour les informations basées sur les faits dans un paysage médiatique fortement réprimé, accueillant les contributions de journalistes, écrivains et chercheurs. 

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