22 mai 2025
Giovanni Savino pour www.valigiablu.it.
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Trois ans après, Istanbul est redevenue, pour un moment, le centre de la guerre en Ukraine : c’est là que se sont rencontrées, vendredi 16 mai, les délégations de Moscou et de Kiev, après la proposition de Vladimir Poutine d’organiser un cycle de négociations dans la ville turque et la contre-proposition de Volodymyr Zelensky d’un sommet entre les deux présidents, qui est restée sans suite. Si l’idée derrière l’invitation de Poutine était de reprendre les contacts là où ils avaient été interrompus, sans changer aucune des conditions imposées à l’Ukraine, il y avait aussi la volonté de montrer, une fois de plus, qu’il n’y a aujourd’hui aucun cadre commun, aucune volonté de compromis pour entamer de véritables négociations, n’en déplaise à Trump. Pourtant, au-delà de son résultat, cette rencontre révèle quelque chose d’essentiel : pas tant et pas seulement sur le conflit, mais sur les dynamiques internes à la Russie elle-même et sur les raisons pour lesquelles Poutine a décidé de proposer un sommet avec une conférence de presse au milieu de la nuit du 9 mai, alors qu’il faisait jour à Washington.
Derrière le mur de « caoutchouc » du Kremlin – fait de déclarations de disponibilité à négocier, avant de préciser qu’il faut tenir compte de ses propres positions et des « causes profondes » de la guerre – on aperçoit en effet au loin les tensions d’un système de pouvoir qui a bâti sa longévité sur un équilibre d’intérêts actuellement en phase de reconfiguration. Les élites russes – jamais homogènes, mais aujourd’hui plus que jamais divisées et désorientées – vivent une transformation lente mais irréversible, exacerbée par le conflit, les incertitudes économiques qui ont suivi la résistance aux sanctions, l’usure des dispositifs idéologiques et, en toile de fond, la question de savoir ce qu’il adviendra du pays après la fin de la guerre et après la fin de l’ère Poutine.
Le théâtre du Bosphore : le sommet d’Istanbul
Le sommet du 16 mai semblait dès le départ voué à l’échec : la Russie a réaffirmé des conditions inacceptables pour Kiev — neutralité, reconnaissance des annexions, restrictions militaires —, consciente du refus, tandis que l’Ukraine, forte du soutien militaire occidental, a relancé la partie en demandant un cessez-le-feu inconditionnel et le retrait russe des territoires occupés. Une réaffirmation de ses positions à laquelle se sont toutefois ajoutées des concessions mineures, comme l’échange de prisonniers entre les parties (1 000 contre 1 000), certes significatif pour les familles des militaires, mais malheureusement sans importance pour construire un chemin vers la paix ; la promesse de se revoir, du moins pour l’instant, est indéfinie.
Mais le vrai public n’était pas assis à la table des négociations. Le spectacle mis en scène dans l’ancienne capitale ottomane s’adressait à d’autres : aux États-Unis, à l’opinion publique russe et surtout à ces segments de l’élite moscovite qui, loin de prendre position contre la guerre, commencent à se demander comment en sortir. Les pourparlers ont servi à tester les réactions, à maintenir la fiction d’une volonté de négocier, à contenir ceux qui, au sein de l’establishment, avaient commencé à envisager une normalisation des relations avec les Américains et, par conséquent, avec l’Occident : des positions qui ne sont pas opposées au Kremlin, mais qui expriment une désorientation face à l’avenir.
L’élite comme système fluide
La Russie est encore aujourd’hui décrite comme l’expression d’un pouvoir vertical, monolithique et inébranlable, caractérisé par le rôle de Poutine, soutenu par une bureaucratie loyale et des oligarques asservis : déjà dans le passé, ce récit a montré sa fausseté, et le cas de la révolte d’Evgeny Prigozhin en a été la réfutation la plus flagrante. Aujourd’hui, il semble encore plus trompeur, à la lumière des remous qui se font sentir à la surface, de continuer à présenter ainsi un système bien plus complexe. La guerre a montré certaines caractéristiques du système de pouvoir russe, capable de s’adapter et de faire preuve de souplesse sans pour autant renoncer à sa vocation répressive à l’égard de toute alternative hypothétique ; cependant, des tensions apparaissent à différents niveaux.
Il ne s’agit plus d’une division entre « faucons » et « colombes », entre « idéologues » et « pragmatiques » ou entre « centre » et « périphérie », mais d’une multitude d’acteurs qui agissent selon des logiques pas toujours idéologiques, mais plutôt tactiques, personnelles, situationnelles. Certains poussent à la poursuite indéfinie du conflit, dont ils tirent des avantages directs : pouvoir, ressources, prébendes ; d’autres, en revanche – économistes, fonctionnaires régionaux, responsables de secteurs stratégiques – observent avec une inquiétude croissante l’usure du système productif, la pression inflationniste, le risque d’un effondrement du rouble masqué par des interventions techniques. Enfin, les événements de ces derniers mois autour de la Tchétchénie – un endroit qui a sa propre dynamique – et la figure de Ramzan Kadyrov, qui aurait pris contact avec les pays du Golfe Persique pour s’assurer, ainsi qu’à sa famille, un refuge sûr en cas de revirement soudain, sonnent comme un avertissement inquiétant de ce qui pourrait se passer après la guerre dans le Caucase et dans d’autres régions non russes.
Mais personne ne semble prêt à parier sur ce qui va se passer après la guerre et après Poutine : il y a toute une génération intermédiaire – composée de fonctionnaires, d’administrateurs, d’entrepreneurs généralement âgés de 40 à 50 ans – qui agit en silence, essayant de construire des alliances et des alignements qui ne dépendent plus directement d’un Kremlin engagé dans le conflit et les négociations avec les États-Unis. Une zone grise au sein de l’establishment, qui reproduit un peu celle, bien plus large, qui domine la société russe. Il est bon de le répéter, il ne s’agit pas d’une opposition, mais les trois années de guerre ont contribué à produire une forme de polycentrisme de fait, qui reprend de la visibilité après la tentative de coup de force de Wagner ; Poutine reste le nœud du système, arbitre et bénéficiaire, mais aussi ses mouvements, avec une promotion accrue d’éléments proches de sa famille (Kirill Dmitriev, à la tête du Fonds d’investissement russe, est considéré comme une personne de Katerina Tikhonova, considérée par les médias comme la fille de Poutine) créent de nouvelles contradictions ; la verticalité semble être sous la pression de l’horizontalité des intérêts personnels, et le cas de Kadyrov, qui veut depuis longtemps assurer sa succession en Tchétchénie en insistant pour laisser sa place à son fils de 17 ans, plusieurs fois décoré (avec pas moins de 26 médailles), semble emblématique.
Guerre et rente : la nouvelle économie de la loyauté
La poursuite de la guerre est devenue non seulement une nécessité idéologique, mais aussi un mécanisme économique tordu, qui a servi d’ascenseur social sinistre à des dizaines de milliers de familles des régions russes : le conflit a en effet garanti aux combattants des salaires dix fois supérieurs aux salaires normaux, à leurs familles une série d’avantages – de l’éducation universitaire gratuite à la priorité dans l’attribution des appartements publics – et pourtant cette redistribution assez atroce est minime par rapport aux contrats milliardaires obtenus par les entreprises du complexe militaro-industriel et aux cas de corruption qui émergent de la gestion des structures militaires et civiles du ministère de la Défense.
L’extractivisme russe, basé sur les ressources naturelles, surtout le gaz et le pétrole, semble aujourd’hui avoir trouvé une autre source, à savoir les hommes et leur guerre. Mais le consentement de cette partie de la population et de l’industrie devrait faire comprendre que le système n’est plus en position de force : il est pris au piège de sa propre guerre. Comme l’a fait remarquer un analyste russe sous couvert d’anonymat à Meduza, en commentant le renforcement du rouble par rapport au dollar et à l’euro – une situation qui rend très difficile la réalisation des objectifs budgétaires car elle s’accompagne d’une baisse du prix du pétrole et du gaz – « la guerre est devenue la seule forme de politique intérieure » ; l’économie ne tient que tant que dure le conflit, mais son épuisement, qualifié de « surchauffe » par les experts, est évident.
Les mesures extraordinaires prises pour maintenir le taux de change du rouble (interventions de la Banque centrale, contrôle des capitaux, exportations forcées) ne peuvent pas durer éternellement, l’inflation réelle dépasse les chiffres officiels et la pression fiscale sur les ménages et les petites entreprises augmente. L’establishment économique et financier est conscient de la situation et c’est pourquoi il observe attentivement toute ouverture, même minime, vers l’Occident. De ce point de vue, les pourparlers d’Istanbul ont été interprétés comme un signal : pas pour leur contenu, mais comme un geste, un message adressé aux Américains.
La culture, premier ennemi
L’un des éléments les plus révélateurs de la phase actuelle est la nouvelle vague de répression culturelle, qui ne touche plus les médias ou les ONG, mais reprend à une échelle bien plus grande la guerre contre l’édition indépendante, même lorsqu’elle n’existe plus : à Moscou, le directeur de la distribution de la maison d’édition Eksmo, Anatolij Norovyatkin, a été arrêté avec dix autres personnes pour extrémisme, dans le cadre d’une enquête qui serait liée à une prétendue « propagande LGBT ».
Eksmo, une importante holding éditoriale, a précisé qu’elle n’était pas directement impliquée dans cette affaire, qui concerne en réalité les publications de la maison d’édition Popcorn Books, dont Eksmo a acquis la majorité (51 %) des parts en août 2023. Popcorn Books est coupable d’avoir publié le roman de Katerina Silvanova et Elena Malisova « L’été avec le foulard des pionniers », où l’action tourne autour de la relation homosexuelle entre un pionnier et le coordinateur de son équipe pendant un camp d’été. Dès sa sortie, le livre a été au centre d’une polémique, avec le triste privilège d’avoir ouvert la saison des procès contre la « propagande LGBT » dans la littérature ; il n’a pas suffi à la maison d’édition d’être absorbée et donc de disparaître du marché : maintenant, même ses acheteurs sont coupables.
D’ailleurs, la culture est aujourd’hui considérée comme faisant partie de la guerre mondiale pour défendre les valeurs traditionnelles et il n’y a pas de neutralité possible : chaque livre, chaque film, chaque exposition doit être « patriotique », « mobilisateur », « positif ». Tout écart est vu comme un sabotage moral et même l’idée qu’un récit ambigu ou une voix minoritaire puisse circuler est perçue comme une menace stratégique.
Ce qui frappe, c’est la minutie de la répression, qui s’abat sur les éditeurs et les lecteurs, les libraires et les écrivains : le 26 mai à Moscou, se tiendra la première audience contre la célèbre librairie Falanster et son fondateur Boris Kupriyanov, accusés d’avoir participé à une organisation extrémiste ; le principal spécialiste russe de la Corée, Andrei Lankov, professeur à l’université Kunmin de Séoul, a été condamné à une amende pour avoir accordé des interviews à des médias russes indépendants en exil. Dans ce contrôle étouffant, exacerbé par l’intervention de figures comme l’oligarque national-monarchiste Konstantin Malofeev, propriétaire de la holding Tsargrad, c’est moins la force de la répression qui ressort qu’un pouvoir peu sûr de lui, obsédé par le contrôle du langage. La guerre, d’abord extérieure, s’abat une fois de plus sur toute la société : elle combat la possibilité même d’imaginer une Russie différente.
L’avenir comme vide
La Russie post-2022 est un corps en tension : la guerre lui a donné une direction, mais pas de perspective. Le pouvoir continue de fonctionner, mais il a perdu le sens de la transformation, pris au piège dans une nostalgie promue au rang de rétrotopie, dans un présent devenu éternel : le développement est évoqué comme l’attribut d’une victoire lointaine, la croissance économique est considérée comme au service de la résistance à l’Occident. Et pourtant, sous cette surface, une autre Russie commence probablement à prendre forme, et ce n’est pas celle des oppositions en exil ou des manifestations de rue — réprimées et marginalisées — mais celle des coulisses : fonctionnaires, centres de recherche militaire, entreprises « patriotiques », conseillers de niveau intermédiaire qui gardent des contacts en Occident, grands commis ayant des affaires solides avec la Chine ; peut-être divisés sur tout, vu leurs positions différentes, mais unis par le sentiment de devoir préparer leur propre solution à moyen-long terme.
Vladimir Poutine pense pouvoir continuer son jeu sur le front, en visant à écraser l’Ukraine, et au téléphone, en rassurant Trump sur ses intentions de paix tout en essayant de tisser de nouvelles relations outre-Atlantique. Le Kremlin ne croit pas à la paix, et peut-être même que ce sentiment n’existe pas au sein de l’establishment, mais l’angoisse face à l’avenir est palpable.
La Russie de 2025 n’est pas au bord de l’effondrement, mais elle est entrée dans une zone grise, et la verticale du pouvoir doit faire face à de nouvelles contradictions ; le vide politique laissé par l’absence forcée d’une alternative s’étend également à la vacuité de ce que devra être l’avenir du pays. C’est comme si le temps, dans la Russie en guerre, avait cessé d’être linéaire : on ne planifie pas, on ne prévoit pas ; on attend, on gère, on survit et on annonce devant les caméras américaines de vaines promesses de pourparlers. Le fait d’avoir remplacé l’histoire par l’éternel présent, le passé par le cosplay, la politique par la gestion de l’urgence, la stratégie par la répétition, risque de présenter l’addition à la capacité de réaction du système, notamment parce que tout présent absolu, aussi coercitif soit-il, est voué à se fissurer.
Traduction Deepl de l’italien revue ML