Idées et Sociétés, International

9 mai : Un défilé de passés concurrentiels

Etude sur le 9 mai en Estonie.

Journée de l’Europe ou Journée de la Victoire : En Estonie, pays à forte population russophone, la commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale est plus que jamais une question de positionnement politique. Mais une enquête de ZOiS (Centre d’études internationales et Europe de l’Est) montre qu’il y a aussi des signes de rapprochement, notamment chez les plus jeunes.

Peu de dates du calendrier européen ont autant de poids historique et suscitent autant de controverses politiques que le 9 mai. Dans l’Union européenne, ce jour marque la Journée de l’Europe, une commémoration de la paix et de l’unité enracinée dans la déclaration Schuman de 1950. En Russie et dans une grande partie de l’espace post-soviétique, en revanche, le 9 mai est le jour de la Victoire, qui célèbre le triomphe soviétique sur l’Allemagne nazie en 1945. Ce jour a encore une forte résonance : une enquête récente en Russie a révélé que 67% de la population considère le 9 mai comme la plus grande réalisation historique du pays et 98% estiment que la mémoire de la « Grande guerre patriotique » doit être préservée.

La guerre de la Russie contre l’Ukraine a amplifié ces scénarios commémoratifs contradictoires. À Moscou, le 9 mai est désormais une réaffirmation soigneusement chorégraphiée du droit impérial, présenté comme un héroïsme antifasciste et instrumentalisé pour légitimer l’agression actuelle. En revanche, le récit de la paix démocratique de l’UE ne bénéficie pas d’une attraction émotionnelle et politique comparable.

En Estonie, pays membre de l’UE et de l’OTAN dont la population russophone est importante, le 9 mai a mis en évidence des loyautés contradictoires. Pour de nombreuses et nombreux Estoniens russophones, il s’agit d’un jour de fierté familiale, marqué par des histoires de sacrifice et de libération. Pour les Estonien·nes, le 9 mai évoque des associations douloureuses avec l’occupation soviétique, les déportations et l’effacement de l’État. Le fossé commémoratif est profond : ici, la mémoire n’est pas seulement personnelle, elle est aussi une déclaration d’orientation politique.

Les dirigeant·es politiques estoniens·ne considèrent de plus en plus la nostalgie soviétique comme incompatible avec l’appartenance démocratique. L’ancienne première ministre estonienne et actuelle responsable de la politique étrangère de l’UE, Kaja Kallas, a averti que le romantisme de l’Armée rouge risquait de légitimer l’agression actuelle de la Russie. Alors que la guerre en Ukraine s’éternise, les pratiques de commémoration en Estonie reflètent une bataille plus large sur les limites morales de l’appartenance. Dans un pays où la cohésion sociale a longtemps consisté à équilibrer les intérêts des estoniens et des estoniens russophones, l’invasion de la Russie a accentué les divisions. Pour de nombreuses et nombreux Estoniens, célébrer le 9 mai comme un jour de libération, c’est désormais s’aligner sur un État agresseur.

Peut-il y avoir de la place pour une identité civique commune lorsque le souvenir lui-même est devenu un test de loyauté ? Ou bien l’ombre du 9 mai a-t-elle jeté un doute fondamental sur la cohésion sociale ?

Des conflits de mémoire, mais de fragiles espoirs de cohésion subsistent.


Dans le cadre du projet MoveMeRU, financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) et en coopération avec l’Institut d’études baltes en Estonie, ZOiS a interrogé plus de 1 500 résident·es d’Estonie – dont de nombreuses et nombreux russophones – entre octobre 2024 et janvier 2025. Notre objectif était de retracer la façon dont le 9 mai est commémoré à travers les lignes ethnolinguistiques et générationnelles.

Un point commun frappant est apparu : la commémoration des victimes de la guerre est importante pour tous les groupes. À la question de savoir ce qui devrait être commémoré le 9 mai, environ 20% des personnes interrogées parlant l’estonien et plus d’un quart de celles d’origine russe ont choisi cette option (figure 1). Dans un champ mémoriel polarisé, cette reconnaissance de la perte offre un pont civique fragile mais significatif.

Le 9 mai est célébré en Russie comme la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est également commémoré par de nombreuses personnes dans d’autres pays post-soviétiques.

À votre avis, qu’est-ce qui dansdevrait être commémoré ce jour-là ?

Pourtant, des fractures plus profondes persistent. Parmi les locuteurs et locutrices estoniennes, en particulier dans la jeune génération, le 9 mai représente de plus en plus la Journée de l’Europe  : 27% des jeunes Estoniens et une proportion similaire de leurs parent·es associent cette journée à l’intégration européenne. Cette lecture n’a toutefois trouvé que peu d’écho parmi les personnes interrogées d’origine russe. Seul un très petit nombre de russophones plus âgé·es, et un sur dix de leurs homologues plus jeunes, ont associé la journée au projet européen. Il n’est pas surprenant de constater qu’une origine russe est fortement corrélée à une plus faible probabilité d’adhérer à l’idée de l’UE.

Pour les répondant·es plus âgé·es d’origine russe, l’interprétation dominante du 9 mai est le récit soviétique de la victoire sur l’Allemagne nazie. Cependant, cette interprétation perd progressivement du terrain. Parmi la jeune génération, moins d’un·e répondant·e sur dix privilégie encore ce point de vue, ce qui indique un changement générationnel qui s’éloigne des modèles de commémoration hérités. Des niveaux d’éducation et de revenus plus élevés sont associés à un moindre attachement au cadre soviétique.

La ligne de fracture la plus nette se situe entre celles et ceux qui interprètent le 9 mai comme un jour de libération et celles et ceux qui le considèrent comme marquant le début de l’occupation soviétique. Alors qu’une part importante des personnes interrogées parlant l’estonien s’alignent sur ce dernier point de vue, seule une très petite minorité de personnes interrogées d’origine russe – qu’elles soient plus âgées ou plus jeunes – partagent ce point de vue. Ces perceptions sont très probablement façonnées par la transmission de la mémoire à travers les générations, la socialisation politique et le niveau d’éducation.

Néanmoins, le paysage mémoriel est en train de changer. Parmi les jeunes répondant·es d’origine russe, 12% ont identifié le 9 mai à la Journée de l’Europe et 9% au début de l’occupation. Ces chiffres peuvent sembler modestes, mais ils marquent une rupture significative avec l’orthodoxie héritée. Ce qui était autrefois une approche rigide du souvenir devient plus poreux et ouvert à de multiples interprétations. Les contours de la mémoire collective sont en train d’être redessinés.

La mémoire comme orientation civique


La mémoire n’est pas seulement le reflet du passé : elle informe aussi l’appartenance politique. Qu’une personne considère le 9 mai comme un moment de libération, d’occupation ou de deuil détermine son rapport à l’intégration européenne.

En tant que tel, le 9 mai fonctionne comme un baromètre civique. Il permet de vérifier dans quelle mesure l’intégration européenne trouve un écho auprès de la population diversifiée de l’Estonie. Mais les tensions commémoratives ne peuvent être résolues par la seule éducation civique. La force émotionnelle des histoires de famille et le pouvoir de représentation des rituels publics sont profonds. Il ne s’agit pas d’effacer des passés divergents, mais de construire une culture civique dans laquelle ils peuvent coexister, ancrés dans des valeurs démocratiques. Les désaccords ne doivent pas briser la cohésion ; ils doivent faire partie de ce qui la maintient.

Recalibrer le souvenir


À l’approche du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique de la mémoire reste très chargée, en particulier dans les États à forte population russophone. En Estonie, la réglementation des commémorations liées à l’Union soviétique et la restriction des symboles associés sont devenues des moyens de tracer des frontières civiques. Mais la politique de la mémoire n’est pas dictée d’en haut – elle évolue à travers les pratiques quotidiennes.

Plutôt qu’un clivage généralisé, c’est dans les changements nationaux et locaux que la politique de la mémoire du 9 mai prend forme. Nos résultats suggèrent que si de profondes divisions persistent, il existe également de fragiles points communs qui offrent un pont civique potentiel. Dans le même temps, les répondant·es russophones de la deuxième génération ont montré des signes de relâchement de leur attachement aux récits soviétiques hérités et d’une approche prudente du projet européen.

Cette ouverture émergente chez les jeunes russophones pourrait-elle être le signe d’un avenir dans lequel des mémoires contestées coexisteraient dans un cadre civique commun ?

Hakob Matevosyan
Hakob Matevosyan est sociologue et chercheur dans le cadre du projet Moving Russia(ns) financé par l’ERC : Transmission intergénérationnelle des mémoires à l’étranger et au pays (MoveMeRU) à ZoiS.
https://www.zois-berlin.de/en/publications/zois-spotlight/9-may-a-parade-of-competing-pasts
Traduit avec DeepL.com (version gratuite) 

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