Mardi 29 avril 2025 / DE : ALBERTO TOSCANO

Comme le montre le sort de Mahmoud Khalil, emprisonné aux États-Unis pour son activisme en faveur des droits des Palestinien·nes, la démocratie dans la première puissance mondiale risque de mourir dans l’obscurité des centres de détention.
Le philosophe Alberto Toscano montre que, prolongeant une longue tradition de répression politique et de restriction des droits, les attaques actuelles contre les étrangers constituent la pointe la plus acérée de l’offensive contre les libertés publiques mise en œuvre par l’administration Trump.
A noter que l’expression « pays des non-libres » fait référence à l’hymne national des États-Unis dans lequel est évoqué « the land of the free » (« le pays des libres »).
23 avril 2025 | tiré de contretemps.eu publié par Presse-toi à gauche.
« Qui a le droit d’avoir des droits ? »
Telle est la question urgente posée par Mahmoud Khalil, le jeune diplômé de l’université de Columbia saisi chez lui le 8 mars, dans la lettre ouverte émouvante qu’il a dictée dix jours plus tard depuis un centre de détention des services de l’immigration et des douanes en Louisiane. Dans cette lettre, Khalil affirme son identité de « prisonnier politique » palestinien ainsi que sa solidarité avec tous ceux qui ont été jetés dans les limbes punitifs de la machine de détention et d’expulsion de l’administration Trump.
Depuis le début des campements universitaires, il était clair que des personnes comme Khalil – des étudiants internationaux engagés dans l’activisme universitaire pour la Palestine – n’auraient aucun droit à la liberté d’expression, de réunion ou de mouvement que le gouvernement américain doit respecter, et qu’ils deviendraient la cible d’une répression étatique accrue. Le programme de Trump, adopté par le Comité national républicain l’année dernière, comprenait l’un des 20 points suivants : « Expulser les radicaux pro-Hamas et rendre nos campus universitaires à nouveau sûrs et patriotiques ».
Le cas de Khalil – où son rôle de négociateur pour le mouvement de solidarité avec la Palestine de Columbia a été présenté comme un risque pour la sécurité nationale qui justifie la révocation de sa carte verte – aux côtés d’autres cas de déportation politique, comme ceux de Badar Khan Suri, Rasha Alawieh, Momodou Taal, Yunseo Chung et maintenant Rumeysa Ozturk, emmenés par des agents masqués dans une rue de Somerville, Massachusetts, le 26 mars 2025, est choquant, mais il ne devrait pas être surprenant. C’est un symptôme clair de l’usage de plus en plus autoritaire du droit migratoire par le pouvoir exécutif.
Il s’agit notamment de l’enlèvement et de l’expulsion, le mois dernier, de plus de 200 membres présumés de gangs vers les camps de prisonniers dystopiques du Salvador, en dépit du fait que nombre de ces expulsés n’ont pas de casier judiciaire et que certains se sont déjà avérés être des cas d’erreur d’identité. Les renvois profondément irréguliers, dans lesquels les personnes n’ont pas été informées de l’endroit où elles étaient envoyées, ni de la possibilité de déposer des recours en habeas corpus, ont conduit la juge Patricia Millett de la Cour d’appel fédérale des États-Unis pour le district de Columbia, à observer le 24 mars que « les nazis étaient mieux traités en vertu de l’Alien Enemies Act » – la loi de 1798 que l’administration de Trump a utilisée comme modèle juridique.
Nous pouvons également considérer ce que la journaliste Masha Gessen a judicieusement appelé la « dénationalisation » des citoyens transgenres – le refus de délivrer des passeports avec le marqueur de genre « X » ou de reconnaître l’identité de genre post-transition des individus, même si elle a été légalement modifiée – envoyant le message que « les personnes transgenres sont une menace pour la nation ».
L’administration Trump tire parti de dispositions légales qui facilitent depuis longtemps la persécution des ressortissants étrangers, y compris des résidents permanents, en raison de leur discours politique. Mais elle signale également son intention d’ignorer les contestations juridiques de ces actions, en s’appuyant sur la « doctrine de la toute-puissance exécutive » – la croyance contestée mais répandue selon laquelle la politique d’immigration de l’exécutif est largement à l’abri du contrôle judiciaire – pour revendiquer une suprématie incontrôlée.
Les dimensions profondément autoritaires de cette vision ont été mises en évidence par Sebastian Gorka, directeur principal de la lutte contre le terrorisme de Trump, qui a déclaré la semaine dernière : « Il n’y a qu’une personne […] qui a le droit de décider qui peut être en Amérique, qui sont les étrangers, qui sont les étrangers qui sont autorisés à entrer dans la nation, et qui nous pouvons empêcher d’entrer […] et cet homme, c’est Donald Trump ».
La lutte contre la solidarité palestinienne a une longue histoire aux États-Unis. Comme le Center for Constitutional Rights et Palestine Legal l’ont détaillé dans un rapport fondamental, le terme « terrorisme » a fait son entrée dans la législation fédérale en 1969, dans le but de restreindre l’aide fournie par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA). La première loi américaine sur l’immigration à citer le « terrorisme » comme motif d’exclusion et d’expulsion visait également la défense de la cause politique palestinienne, en stipulant qu’« un étranger qui est un officier, un fonctionnaire, un représentant ou un porte-parole de l’Organisation de Libération de la Palestine est considéré […] comme étant engagé dans une activité terroriste ».
Mais il ne faut pas non plus sous-estimer les héritages du maccarthysme et de la chasse aux sorcières anticommuniste. L’ordonnance du ministère de la sécurité intérieure exposant les raisons pour lesquelles Khalil est « sujet à l’expulsion » invoque comme fondement juridique une section de la loi sur l’immigration et la nationalité qui permet au ministre des Affaires étrangères d’expulser tout ressortissant étranger dont il estime que la présence continue a « des conséquences négatives potentiellement graves pour la politique étrangère des États-Unis ».
Cette disposition remonte à la loi McCarran-Walter de 1952, qui prévoyait l’« exclusion idéologique » des étrangers jugés politiquement subversifs – ce qui signifiait principalement les communistes. Mais, comme l’a récemment noté l’historien Joshua Zeitz, cette loi était également motivée par l’antisémitisme du sénateur démocrate du Nevada Pat McCarran (1876-1954), comme en témoigne l’enracinement, dans cette législation, des systèmes de quotas préexistants qui désavantageaient les migrants juifs d’Europe de l’Est, souvent soupçonnés de sympathies marxistes.
La loi McCarran-Walter a également servi de précédent clair au cas de Khalil : celui de l’affaire d’expulsion de 1987 contre les « Huit de L.A. » – huit immigrés (dont la majorité étaient des étudiants palestiniens), parmi lesquels deux résidents permanents, accusés de soutenir le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), identifié comme une organisation prônant le « communisme mondial ». Les procureurs du gouvernement américain ont finalement abandonné l’affaire en 2007.
L’imbrication du racisme anti-palestinien, de l’islamophobie et des héritages de l’anticommunisme est profonde. Lorsque la Cour suprême a validé le « Muslim Ban » de Trump en 2017, elle a soutenu que l’exclusion de ressortissants étrangers relevait d’un “attribut souverain fondamental exercé par les branches politiques du gouvernement, en grande partie à l’abri d’un contrôle judiciaire”. Elle s’est explicitement appuyée sur un précédent : l’arrêt de 1972 Kleindienst v. Mandel de la Cour suprême des États-Unis, qui avait confirmé la décision de l’administration Nixon de refuser l’entrée sur le territoire à l’intellectuel trotskyste belge Ernest Mandel.
Il convient également de rappeler que, bien qu’il n’ait pas encore pris de décret à ce sujet, Donald Trump a promis pendant sa campagne d’invoquer une autre disposition de la loi sur l’immigration et la nationalité pour « ordonner à mon gouvernement de refuser l’entrée à tous les communistes et à tous les marxistes », en accord avec sa devise chauvine selon laquelle « ceux qui viennent profiter de notre pays doivent aimer notre pays ».
Dans son ouvrage important sur l’histoire des exclusions et expulsions idéologiques, Threat of Dissent, la chercheuse Julia Rose Kraut observe que les lois étatsuniennes sur l’immigration trahissent « une peur sous-jacente et perpétuelle de la subversion interne et externe… ainsi que la perception des étrangers comme source de subversion, responsables de l’instigation de la dissidence et de l’importation d’idéologies radicales ». Cette politique de la peur est alimentée par deux courants profondément liés du nativisme américain : l’anti-radicalisme et le racisme.
Pour voir comment cela fonctionne aujourd’hui, il suffit de considérer la rhétorique utilisée dans une fiche d’information officielle publiée en janvier par la Maison-Blanche, exposant son intention de « combattre l’antisémitisme » en « annulant les visas d’étudiants de tous les sympathisants du Hamas sur les campus universitaires, qui ont été infestés par le radicalisme comme jamais auparavant ».
Après l’enlèvement administratif de Khalil et la menace de son expulsion, l’analyste américano-palestinien Yousef Munayyer a averti que « la Palestine est le canari dans la mine de charbon » de « l’autoritarisme et de la répression » aux États-Unis. Et en effet, la question de la Palestine joue un rôle essentiel dans le projet de l’extrême droite de mettre au pas l’enseignement supérieur – un projet qui rencontre, jusqu’ici, un inquiétant succès, comme le montre clairement l’abdication de la liberté académique par l’Université Columbia.
Mais l’animosité anti-palestinienne est également un ingrédient politique important dans un régime d’expulsion dans lequel la désignation de « terrorisme » peut être étendue indéfiniment. C’est la leçon brutale des déportations du mois dernier vers le Salvador, alors que l’administration Trump a d’abord mis dans le même sac les gangs vénézuéliens et le gouvernement de Nicolás Maduro afin de déclarer les premiers comme entité terroriste, puis a utilisé cette désignation pour justifier son contrat sans précédent avec le président salvadorien d’extrême droite Nayib Bukele pour emprisonner les personnes expulsées par les États-Unis dans l’énorme « Centre de confinement du terrorisme » (Cecot) du Salvador, sans procédure légale ni procès.
Ce sinistre « accord » a déjà été contesté en justice – un recours que l’administration Trump aurait illégalement ignoré, et qui a presque immédiatement conduit à des signalements selon lesquels certaines personnes expulsées avaient disparu dans ces camps salvadoriens, sur la base de simples « preuves » comme des tatouages mal identifiés.
Les lois sur l’immigration et la nationalité ont toujours été un pilier central des politiques fascistes. En 1941, le théoricien du droit Ernst Fraenkel (1898-1975) identifiait le fascisme allemand comme générant un « double État » avec deux systèmes de justice et de droits : un « État normatif » pour les citoyens « aryens » et un « État de prérogative » pour tous les autres, considérés comme inférieurs ou étrangers. En 1926, le régime de Mussolini adopta une loi retirant la citoyenneté aux critiques antifascistes en exil, estimant que l’on pouvait être dénationalisé simplement pour avoir porté atteinte aux intérêts ou au prestige de l’Italie, « même si l’acte en question ne constitue pas un crime ».
On retrouve un écho sinistre de cette logique dans l’affaire Khalil, dont la détention n’est liée à une quelconque infraction légale (bien que son stage passé non rémunéré à l’UNRWA soit maintenant utilisé pour l’accuser d’avoir fraudé pour obtenir sa carte verte). Si le pouvoir de prérogative plénière de Trump est interprété aussi largement que le propose Sebastian Gorka, les droits des étrangers aux États-Unis, en particulier la liberté d’expression, deviendront lettre morte. Un tel développement reviendrait également à annuler de fait l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire de l’expulsion en 1945 du militant syndical australien Harry Bridges, selon lequel « la liberté d’expression et de la presse est accordée aux étrangers résidant dans ce pays ».
Le fait que certains agents des frontières interprètent déjà l’autorité exécutive de Trump comme absolue et les droits des ressortissants étrangers comme inexistants, ressort clairement de l’affaire très médiatisée du scientifique français du CNRS, spécialiste de l’espace, expulsé de l’aéroport de Houston le lendemain de l’arrestation de Khalil, au motif extrêmement mince que ses messages téléphoniques privés « reflétaient la haine envers Trump et pouvaient être qualifiés de terrorisme ».
La participation zélée des agents de l’État et de particuliers dans l’anticipation et l’exécution des volontés de l’exécutif a toujours été essentielle au succès des politiques autoritaires. Alors que nous tentons de répondre à la question de Khalil — et de lutter contre les visions nationalistes, racistes et excluantes de “qui a le droit d’avoir des droits” — nous ne devons jamais perdre de vue ceux qui rendent possible l’exercice liberticide du pouvoir de prérogative, qu’il s’agisse des petits fonctionnaires appliquant les décrets autoritaires ou des élites capitalistes soutenant la répression de la contestation.
La persécution de Khalil, comme l’explique l’universitaire Nadia Abu El-Haj, a été rendue possible par un large éventail de personnages comprenant les professeurs et les étudiants de Columbia qui ont explicitement poussé à son expulsion, les activistes et les donateurs sionistes qui ont répandu des mensonges sur le mouvement du campement, les membres de la faculté d’un groupe de travail du campus qui ont confondu l’antisionisme avec l’antisémitisme ; et, peut-être surtout, les dirigeants de l’université qui ont ignoré les appels au soutien de Khalil et qui ont depuis rapidement cédé, avec zèle, à la liste des exigences de l’administration Trump.
Sans cette complicité généralisée dans la persécution de la dissidence, par des individus et des institutions, la capacité de l’administration Trump à rejeter sa liste d’ennemis, qui ne cesse de s’allonger, dans un espace de non-droit serait bien plus faible.
La semaine dernière, certaines organisations savantes ont pris cette leçon à cœur, puisque l’Association des études du Moyen-Orient et l’Association américaine des professeurs d’université ont intenté une action en justice contre l’administration Trump, arguant , selon les termes de Vincent Brown, professeur à Harvard, que « l’enlèvement, la mise en cage et la déportation d’étudiants non citoyens pour des motifs idéologiques menacent l’objectif et la fonction de l’université, car la poursuite du savoir ne peut pas prospérer dans un climat de peur et de répression. »
Ou, comme nous le rappelle la lettre de Khalil, « les étudiants, les militants et les élus doivent s’unir pour défendre le droit de manifester pour la Palestine. Ce ne sont pas seulement nos voix qui sont en jeu, mais les libertés civiles fondamentales de tous ».
*
Alberto Toscano enseigne à la School of Communications de l’Université Simon Fraser et codirige le Centre for Philosophy and Critical Theory de Goldsmiths, Université de Londres. Il a récemment publié Late Fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis(Verso), Terms of Disorder : Keywords for an Interregnum (Seagull) et Fanaticism : On the Uses of an Idea (Verso, 2010 ; 2017, 2e éd.). Il a également traduit les travaux d’Antonio Negri, d’Alain Badiou, de Franco Fortini et de Furio Jesi.
Publié sur le site In These Times. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.