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Le document original sur la « stratégie de sécurité nationale »

On parle beaucoup ces jours-ci du « Document sur la stratégie de sécurité nationale » (NSS) publié il y a une semaine par l’administration Trump, de ses attaques contre l’Europe, de l’identification de ses interlocuteurs préférés et du tournant que son contenu représente par rapport à la politique internationale de Biden et même à celle de la première administration Trump. Peu de gens parlent de la version plus complète du NSS, qui a fuité ces derniers jours et qui contenait d’autres hypothèses, plus radicales, manifestement « censurées » diplomatiquement dans la version officielle. Nous publions ci-dessous un bref texte d’Andrea Ferrario qui analyse les intentions ouvertes et cachées de Washington. (Rédaction) (sur la photo ci-dessus, Trump et le « secrétaire à la guerre », Pete Hegseth)

Les deux facettes de la stratégie Trump

par Andrea Ferrario publié dans “Refrattario e Controcorrente”

La stratégie de sécurité nationale publiée par l’administration Trump la semaine dernière a fait sensation en raison de ses déclarations explicites sur le désengagement de la défense européenne et le rapprochement avec la Russie.

Selon les révélations du site Defense One, il existait cependant une première version du document, bien plus radicale, que la Maison Blanche a choisi de ne pas rendre publique. Ce projet initial contenait des propositions visant à démanteler l’architecture de l’ordre occidental construit après la Seconde Guerre mondiale, proposant de démanteler l’Union européenne de l’intérieur et de remplacer le G7 par un nouveau format incluant la Russie et la Chine. La version finale, tout en conservant un ton disruptif, semble presque modérée par rapport aux objectifs déclarés dans la première version.

Le document original partait du principe que l’Europe est confrontée à une dissolution de sa civilisation en raison de ses politiques migratoires et de sa prétendue censure de la liberté d’expression. Sur cette base, l’administration Trump proposait d’intensifier les relations avec l’Autriche, la Hongrie, l’Italie et la Pologne, dans le but explicite d’éloigner ces pays de l’Union européenne.

Le document appelait également à soutenir activement les partis, les mouvements et les personnalités intellectuelles qui aspiraient à la souveraineté et à la préservation des modes de vie traditionnels européens, à condition qu’ils restent pro-américains. Il s’agissait, en substance, d’un projet visant à fomenter la désintégration de l’Union en soutenant les partis d’extrême droite les plus enracinés dans ces États membres.

Mais la première version de la stratégie allait encore plus loin, proposant la création d’un nouveau format diplomatique appelé « C5 », qui réunirait les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et le Japon pour discuter des principaux enjeux mondiaux, de la sécurité au Moyen-Orient à la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. L’Europe serait exclue de cette table, remplacée par une configuration qui reléguerait le vieux continent à la marge de la gouvernance mondiale.

Le document théorisait ouvertement l’échec de l’hégémonie mondiale américaine, la qualifiant d’objectif erroné et irréalisable. Selon cette vision, après la guerre froide, les élites de la politique étrangère américaine s’étaient convaincues à tort que la domination permanente du monde entier était dans l’intérêt du pays, tandis que les affaires des autres pays ne devaient concerner Washington que si elles menaçaient directement les intérêts américains.

Alors que ces révélations sur une stratégie prévoyant un rapprochement avec Moscou et la marginalisation de l’Europe font surface, l’administration Trump a lancé vendredi la Déclaration Pax Silica, une nouvelle coalition qui réunit Singapour, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud et Israël afin de contrer la domination chinoise sur les terres rares et les secteurs technologiques émergents tels que l’intelligence artificielle. Jacob Helberg, sous-secrétaire aux Affaires économiques, a qualifié cette alliance de changement radical, la comparant au rôle que le G7 a joué à l’ère industrielle. La contradiction est évidente : d’un côté, on conçoit un format mondial qui inclut la Russie et la Chine, de l’autre, on construit une coalition anti-chinoise avec l’objectif déclaré de bloquer l’initiative Belt and Road de Pékin et d’aligner les contrôles sur les exportations et les investissements étrangers des pays membres.

La Maison Blanche a nié l’existence de toute version alternative de la stratégie de sécurité nationale, affirmant qu’il n’existe qu’un seul document signé par le président Trump qui fournit des instructions claires au gouvernement américain. Cependant, la volonté de réintégrer la Russie dans l’économie mondiale ressort également d’autres propositions de l’administration, telles que le plan en 28 points co-rédigé avec Moscou qui prévoyait le retour de la Russie au G8 et la levée des sanctions imposées à partir de 2022.

Les conversations téléphoniques confidentielles entre les émissaires de Trump et les conseillers de Poutine révèlent l’ampleur du rapprochement entre Washington et le Kremlin, tandis qu’un rapprochement est également en cours entre les États-Unis et la Chine, avec des concessions importantes telles que la décision de Trump d’autoriser la fourniture de puces avancées de Nvidia, jusqu’à présent sous embargo, aux entreprises chinoises.

Ce qui ressort de ces documents et de ces développements, c’est un tableau confus, fait de stratégies qui semblent suivre des voies parallèles : vassaliser l’Europe tout en construisant des alliances avec des pays européens contre la Chine, se rapprocher de la Russie et de la Chine tout en maintenant les sanctions, théoriser la fin de l’hégémonie américaine tout en créant de nouveaux instruments de leadership mondial.