La stratégie de la « radicalité populaire » semble bien vouée à l’échec, au Royaume uni comme ailleurs… Dans ces regroupements gazeux les manoeuvres boutiquières l’emporteront toujours sur la démocratie. ML
La conférence de Your Party était destinée à une minorité, pas à la majorité
PAR JOHN TRANTER
Le lancement d’un nouveau parti avait pour but de redynamiser la gauche britannique. Mais la conférence fondatrice de Your Party a montré une gauche qui avait oublié la politique de masse tournée vers l’extérieur du Parti travailliste de l’ère Corbyn.
En 2018, Jeremy Corbyn semblait être le Premier ministre en devenir. S’adressant à la conférence du Parti travailliste à l’ACC Arena de Liverpool en septembre, il a attaqué la dirigeante britannique de l’époque, Theresa May, pour avoir bloqué les négociations sur la sortie du pays de l’Union européenne, l’exhortant à démissionner dans un discours prononcé quelques jours avant ses propres discussions alternatives avec le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier.
À la place du Parti conservateur de May, Corbyn a proposé un gouvernement travailliste capable de mettre en œuvre un « socialisme pour le XXIe siècle ». Cette vision reposait sur la nationalisation « sensée » des entreprises britanniques de transport ferroviaire, d’approvisionnement en eau et d’énergie, sur une série de mesures visant à « reconstruire et transformer » les communautés laissées pour compte par l’austérité et le néolibéralisme, et sur une politique étrangère pacifiste qui conduirait à la reconnaissance britannique d’un État palestinien. Il citait avec jubilation un politicien conservateur de haut rang qui déplorait que les idées de Corbyn aient capté « l’air du temps ».
Le week-end dernier, une femme qui avait assisté à ce discours en tant que déléguée travailliste pleine d’espoir m’a dit, à la sortie d’un autre événement organisé au même endroit, que « si je ne partais pas, j’allais me fracasser la tête contre le mur ». Elle assistait à la conférence fondatrice de Your Party (YP), la nouvelle formation dirigée par Corbyn, sa collègue et ancienne députée travailliste Zarah Sultana, et plusieurs indépendants qui avaient remporté les élections générales de 2024 grâce à des programmes pro-palestiniens, surpassant le Parti travailliste dans des circonscriptions autrefois sûres pour lui.
Le fait que la conférence de Your Party ait eu lieu au même endroit témoigne de la détermination des organisateurs. Pendant une grande partie de l’été et de l’automne, on avait l’impression que le parti était fini avant même d’avoir commencé. Il avait été lancé unilatéralement par Sultana en juillet dernier, alors qu’elle semblait de plus en plus certaine d’être expulsée du Parti travailliste pour avoir déclaré sa solidarité avec le groupe militant Palestine Action ( qualifié de « terroriste » par le gouvernement). Ce qui a suivi, pendant plusieurs mois, a été une étonnante leçon d’autodestruction. Les 800 000 sympathisants potentiels enregistrés – et les sondages suggérant un beau score électoral pour le parti – ont suivi de violentes dénonciations, des poursuites judiciaires, des briefings à la presse de droite et d’âpres manœuvres politiques entre les différents acteurs au sein du parti naissant.
À présent, on ne sait plus très bien ce qui a été sauvé et ce qui peut fonctionner.
Une unité fracturée
À la veille de la conférence du week-end dernier, les manigances se poursuivaient, avec des querelles factionnelles entre deux camps principaux alignés sur chacun des députés les plus connus du parti. Vendredi soir, alors que Sultana organisait un rassemblement pour ses partisans, qui affirmaient que leurs idées de « démocratie maximale des membres » étaient mises de côté, les dirigeants du Socialist Workers Party (SWP) ont été informés par e-mail qu’ils avaient été expulsés de Your Party et ne pouvaient plus assister à la conférence. Le stand de l’organisation de façade du SWP, Stand Up to Racism (SUTR), a également été expulsé. Sultana a donc boycotté la journée de samedi de la conférence fondatrice de son propre parti, ce qui a donné lieu aux premiers gros titres ironiques sur l’aube d’un nouvel espoir pour la gauche britannique.
Ces expulsions ont ajouté à l’atmosphère étrange qui régnait ce jour-là. Alors qu’il faisait la queue pour s’inscrire, un ancien membre du Comité exécutif national (NEC) du Parti travailliste a plaidé avec passion en faveur de la présence du SWP au sein du YP. Il a reproché à un responsable d’un important syndicat de gauche d’être « pas mieux que [Keir] Starmer » pour ne pas avoir sympathisé avec les expulsés, l’accusant de mener une politique « de petite tente » (boutiquier ndt), alors qu’il était littéralement entouré de petites tentes de diverses organisations trotskistes vendant leurs produits.
Dans son discours d’ouverture, Lucy Williams, une politicienne indépendante locale, a exhorté les délégués à rejeter la mentalité « Team Zarah ou Team Jeremy », tandis que Corbyn les a encouragés à trouver le « fil conducteur » de la solidarité, en abordant la conférence avec une attitude « ouverte sur l’extérieur ». Le discours de l’ancien leader travailliste a reçu un accueil inhabituellement mitigé de la part d’un public .
Mais si ce discours n’était guère passionné, une grande partie de la conférence s’est aussi déroulée dans une ambiance maussade. En effet, il a fallu moins de deux minutes après l’ouverture des débats pour qu’un délégué hurlant soit expulsé de force par les services de sécurité de la conférence.
Ces interruptions ont marqué les débats. Lors de discussions relativement modérées sur la question de savoir si le YP devait être explicitement socialiste ou simplement de gauche, s’il devait se concentrer sur la classe ouvrière ou s’engager dans « les alliances sociales les plus larges possibles », ou encore sur les aspects de la libération politique et sociale que les camarades devaient inscrire dans la constitution, de nombreux délégués ont pris parti de manière quelque peu manichéenne. À maintes reprises, le président de la conférence a dû simplement demander aux gens de ne pas perturber les débats, essayant d’arrêter le flux constant de délégués qui faisaient la queue pour s’exprimer en faveur d’un point de vue, pour ensuite défendre un autre point de vue.
Tirer profit de la défaite
En termes de vote, Sultana et ses partisans ont clairement remporté la victoire. Sous la pression du Bloc démocratique (une faction qui a exprimé sa déception que seules 88 des 600 propositions aient été discutées) et des Socialistes démocrates (qui prônent un YP sur le modèle des Socialistes démocrates d’Amérique), les délégués ont voté en faveur de l’adoption d’une direction collective, une décision interprétée avec ironie par la presse britannique comme signifiant que les membres avaient « laissé tomber » et « exclu » les deux députés. Il a été interdit aux représentants du parti d’accepter des cadeaux ou des dons. Cela semblerait exclure la possibilité pour les candidats locaux d’obtenir le soutien financier des syndicats, bien qu’aucun délégué n’ait même soulevé cette question.
Cependant, une aide extérieure a été accordée d’une manière différente, lors d’un vote qui a autorisé la double appartenance au YP pour les membres d’autres partis politiques. Pour les petites organisations mises à l’écart lors de la participation démocratique massive qui a caractérisé le corbynisme, ce vote signale la possibilité de tirer parti de la défaite de ce mouvement.
Le SWP en est le parfait exemple. Après plus d’une décennie d’isolement au sein de la gauche britannique – une image radioactive résultant de la mauvaise gestion par le SWP d’une plainte pour agression sexuelle d’une adolescente par un membre haut placé –, la controverse entourant sa participation a redonné de la visibilité au parti. Grâce à son processus décisionnel centralisé, à sa relative dispersion géographique et à son expérience dans d’autres projets, le SWP – qui interdit les factions au sein de ses propres rangs – peut facilement devenir la principale faction organisée au sein du YP, utilisant son poids pour orienter un grand nombre de membres.
Le camp de Corbyn n’a proposé que des visions organisationnelles générales sur l’orientation préférée du YP. Souvent, ses seules interventions semblaient se limiter à des points presse, comme passer par les médias Murdoch pour faire part de ses préoccupations concernant l’encouragement de Sultana à l’égard des groupes d’extrême gauche. Ce manque de leadership volontaire est d’autant plus déconcertant que le YP ne pourrait tout simplement pas exister sans la figure de Corbyn et les idées avancées pendant son mandat de leader du Parti travailliste.
Des bosses dans le casque
À l’issue de la conférence, le public semblait très peu impressionné. À sa création, certains sondages montraient que YP était au coude à coude avec le Parti travailliste et les Verts. Au cours de la semaine précédant la conférence, les électeurs potentiels représentaient 12 % des voix. Aujourd’hui, un sondage récent suggère que ce chiffre est tombé à 4 % ; un autre estime les voix potentielles à 1 %. Parmi certains membres du YP, la discussion s’oriente vers la création d’un mouvement afin d’échapper à la réalité probable : tant que les Verts proposeront un message social-démocrate humain et un parti qui ne se déchire pas, le moment propice à la conquête électorale est probablement révolu.
C’était également le sentiment de certains délégués lors de la conférence fondatrice du YP. Dans la file d’attente pour le café, une aide-soignante de l’East Lancashire m’a dit qu’elle rejoindrait probablement les Verts après Noël, étant donné qu’« il n’y avait pas beaucoup de gens ici qui me ressemblaient ». Tout au long du processus de fondation du YP, les camps de Corbyn et de Sultana ont tenu pour acquis que les personnes sympathisantes, peu familières avec les microcultures de gauche, feraient preuve d’une patience illimitée envers les querelles factionnelles. Tous les efforts ont été faits pour accommoder ceux qui étaient déjà politiquement actifs. L’ingrédient manquant, ce sont ces milliers de personnes ordinaires qui ont ancré le corbynisme dans la société, comme un projet qui a failli remporter le pouvoir.
Dans un rapport de conférence pour Novara louant Sultana et la nouvelle « direction collective » du YP, Steven Methven semble se réjouir de la mort du corbynisme, qu’il définit comme « des principes socialistes portés par une seule figure », poussés par un parti politique, avec un « message inclusif, chaleureux et optimiste » qui a « tendance à apaiser plutôt qu’à affronter ». Une telle interprétation ne pourrait être moins politique. Le leadership de Corbyn au sein du Parti travailliste n’a peut-être pas semblé conflictuel aux écrivains de gauche satisfaits d’une rhétorique plus percutante, mais ce n’était pas le cas de la Maison Blanche . Quelques jours après son arrivée à la tête du PT, des hauts responsables militaires britanniques ont mis en garde les dirigeants américains contre un éventuel coup d’État visant à l’empêcher d’entrer au 10 Downing Street.
Des millions de personnes peu intéressées par la politique militante sectaire ont trouvé, dans l’expérience du corbynisme, la preuve qu’il est vraiment possible de s’opposer aux puissants. Ces années ont vu la première tentative sérieuse et organisée de rupture politique progressiste que des millions de personnes ont pu directement vivre et à laquelle elles ont pu contribuer. Comme l’ont montré les résultats des élections générales de 2017, un nombre considérable de personnes agissant avec confiance, reconnaissance et discipline se sont avérées capables de déloger les certitudes d’une classe dirigeante satisfaite d’elle-même. Les tentatives de reconstruction de la vie culturelle et politique dans de nombreuses régions du pays – bien que non soutenues par l’appareil du Parti travailliste et mal comprises par une grande partie de l’extrême gauche – ont prouvé qu’il existait une alternative à l’effondrement national et au désespoir de la politique réactionnaire.
Le succès du corbynisme exigeait davantage, et non moins, de cette dynamique. Il est déprimant de voir un héritage aussi puissant de politique sociale de masse être abandonné au profit de la constitutionnalisation d’un petit projet sans espoir de progrès politique. Cela ne peut que satisfaire ceux qui s’intéressent activement à la procédure politique, qui débauchent des membres de partis déjà existants et quelques irréductibles honnêtes qui n’abandonneront jamais.
Réfléchissant au sectarisme de sa propre génération, le dramaturge allemand Bertolt Brecht aimait plaisanter en disant que tous les radicaux avaient des bosses sur leur casque, et que certaines d’entre elles avaient même été faites par l’ennemi. Compte tenu de l’avenir difficile auquel tous les socialistes et progressistes britanniques seront presque certainement confrontés, il est regrettable que votre parti semble s’être tellement abîmé que l’ennemi n’aura peut-être même pas besoin d’intervenir.
CONTRIBUTEURS
John Tranter est travailleur social et organisateur communautaire dans le Lancashire, en Angleterre.
