La gauche et l’anti-impérialisme : de Hands off Ethiopia à Hands off Ukraine ?
Mardi 25 novembre 2025 / DE : MARTIN GALLIÉ

Il y a 90 ans, à l’automne 1935, l’Italie fasciste de Mussolini envahissait l’Éthiopie du dictateur Négus. Cette guerre coloniale et impérialiste coûtera la vie, selon certaines estimations, à au moins 760 000 éthiopien·nes.
Il y a bientôt quatre ans, en février 2022, la Russie néofasciste de Poutine envahissait l’Ukraine du néolibéral Zelensky. Cette guerre coloniale et impérialiste a déjà couté la vie de centaines de milliers de personnes. Et elle n’est pas finie.
Certes, les analogies historiques sont toujours très contestables. Et, évidemment, l’Italie et l’Éthiopie de 1935 ne sont pas la Russie et l’Ukraine de 2025. Mais il n’est pas utile nous semble-t-il de s’interroger sur la manière dont la gauche a historiquement réagi face à des agressions coloniales et impérialistes. Cela permet, minimalement, de mettre en perspectives certaines prises de position actuelles. Et ici, comment ne pas voir une certaine homologie entre le refus du Komintern et de l’ensemble des partis communistes staliniens de soutenir militairement l’Éthiopie en 1935 d’une part et le refus de la majeure partie de la gauche radicale d’aujourd’hui de soutenir militairement l’Ukraine d’autre part ? Comment ne pas noter les similitudes dans les arguments avancés par les pacifistes, les chauvin·nes, les « réalistes » et autres stalinien·nes d’hier avec ceux des pacifistes, des chauvin·nes, des « réalistes » et autres néostalinien·nes d’aujourd’hui ?
Ce n’est pas un souvenir très glorieux – ce qui explique peut être pourquoi cet épisode historique reste largement méconnu – mais en 1935, les partis communistes du Komintern et une bonne partie de la gauche de la planète, refusent de soutenir militairement la résistance éthiopienne contre l’agression coloniale italienne (sans parler ici, de ceux qui soutiennent alors l’agression à grande échelle, au nom de la « civilisation » ou des intérêts italiens sur place).
Pour certains, le refus d’aider militairement l’Ethiopie est alors justifié au nom du pacifisme ou du chauvinisme, la priorité étant donnée à la lutte « nationale » contre la montée du nazisme. Pour beaucoup d’autres, l’argumentaire repose sur l’idée que les régimes politiques italien et éthiopien se valent (« on ne soutiendra ni le fasciste Mussolini ni l’Empereur Haïlé Sélassié 1er ») et parce qu’il est hors de question d’armer un dictateur africain considéré comme un allié des impérialistes, que ce soit l’Angleterre, la France ou les États-Unis (Fronczak, 2015). À titre d’exemple, l’exécutif de l’Independant Labour Party britannique affirme en 1935 que « la différence entre les deux dictateurs rivaux et les intérêts qui les sous-tendent ne valent pas la perte d’une seule vie britannique » (Oppen, 2022).
En 2025, le refus de la gauche radicale de soutenir militairement l’Ukraine repose grosso modo sur les mêmes arguments (sans parler ici de ceux qui justifient l’agression à grande échelle et la colonisation au nom de la « grande Russie » ou de la défense des russophones de l’Est de l’Ukraine).
Pour beaucoup, c’est toujours au nom du pacifisme, du chauvinisme ou du « réalisme » que l’on s’oppose aux livraisons d’armes. Cette position repose plus ou moins grossièrement sur des formules du genre : « On veut des services de santé, pas des F35″ ; ; »Les ménages européens ne peuvent pas supporter une nouvelle augmentation des coûts de l’énergie » ; « Soyons réalistes, l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre alors arrêtons le massacre et de dépenser inutilement de l’argent » ; « Laissons Poutine tranquille, il nous laissera tranquille » etc.
Pour beaucoup d’autres, des gauchistes ou des néostaliniens, ce refus repose par ailleurs sur la conviction que les régimes politiques russe et ukrainien se valent ou se confondent (« on ne soutient ni le fasciste Poutine, ni le néolibéral-fasciste Zelensky ») et il est hors de question de livrer des armes à un dictateur allié des impérialistes étatsuniens, de l’OTAN, de la CIA ou de l’Union européenne néolibérale.
Dans le monde francophone occidental, c’est la position de Québec solidaire, de La France Insoumise (on n’est pas près d’oublier les sorties de Mélenchon sur l’OTAN « agresseur » la vieille du 22 février 2022 ou de Zelensky, le « président de rien ») en passant par le Parti du travail Belge, comme des indécrottables défenseurs de la « neutralité » Suisse (voir ce communiqué du PTS, par exemple) qui tous refusent, pour l’un ou l’autre de ces motifs, de soutenir militairement l’Ukraine.
Ainsi, au mieux (en oubliant les pacifistes et les chauvin·nes qui ne veulent même pas parler de solidarité armée), pour cette gauche de 1935 ou de 2025, un peuple agressé ne mérite des armes qu’à la condition d’avoir « un bon gouvernement », selon eux et selon des critères très flous et mouvants.
Pour être plus clair ou plus concret, en 1935, pour justifier leur inaction, les partis staliniens du monde entier répéteront que, bien évidemment, ils sont solidaires du « peuple éthiopien ». En revanche, ils s’opposent, tout aussi évidemment, au gouvernement et à l’« l’Éthiopie fasciste » (Fronczak, 2015). Il n’est donc pas question de lui fournir des armes.
George Padmore – militant anti-impérialiste et futur représentant du panafricanisme – dénoncera alors cette réthorique communiste mensongère et l’ignoble duplicité de l’Union soviétique en rappelant que concrètement « pas un rouble n’a été envoyé en Abyssinie, pas un pansement, pas une tonne de blé », ni au « peuple éthiopien » ni au « Gouvernement éthiopien ». De même, C.L.R. James, militant trotskyste et antiraciste, dénoncera le racisme de cette ligne politique inconséquente, qui revient concrètement à ignorer les appels à l’aide des peuples non-européens colonisés (Fronczak, 2015 ; Buchanan, 2016).
En 2025, cette même gauche « réaliste » affirme régulièrement qu’elle est sincèrement solidaire avec le « peuple ukrainien » tout en s’exprimant et votant contre toute aide militaire au gouvernement néolibéral de Zelensky, la « marionnette de l’OTAN », que ce soit au nom de la paix ou de la « désescalade » (voir en ce sens, les prises de positions du groupe The Left au Parlement Européen). Et quand on cherche des actes de solidarité de cette gauche avec le « peuple ukrainien », les seules actions concrètes que l’on peut trouver pour le moment c’est un soutien ostensible aux anciens partis staliniens (ukrainiens ou russes), à des militants racistes, des « influenceurs gauchistes et crétins du Post-Soviet Left » (PSL), corrompus et masculinistes, en leur donnant la parole dans des grandes messes « pacifistes », comme le meeting organisé par LFI et Your Party, les 4 et 5 octobre 2025 à Paris.
Bref, dans les deux cas, pour cette gauche qui refuse de répondre aux appels à la solidarité armée d’un peuple envahi et colonisé, la lutte pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est secondarisée, voire totalement ignorée. Cette gauche préfère définir et déterminer de l’extérieur, sans et contre les premiers concerné·es, bien loin des bombes et des drones, ses propres priorités politiques : pour les uns la priorité sera le pacifisme, pour les autres la lutte contre le régime « fasciste » du Negus ou de Zelensky ou encore la lutte des classes.
Depuis 1935, on dispose toutefois d’importantes données historiques qui autorisent à douter que l’absence de solidarité armée avec le gouvernement du Négus en 1935, la défaite, le massacre et la colonisation des éthiopien·nes aient contribué d’une quelconque manière à la paix, à la lutte contre le fascisme et le nazisme ou à l’émancipation du prolétariat. On pourrait même être tenté de faire l’hypothèse inverse.
Quoiqu’il en soit, l’argumentaire et la politique déployée par les pacifistes ou les staliniens en 1935, ne sont pas les seuls points de comparaison possibles avec leurs épigones de 2025.
Par exemple, dans les deux cas également, en 1935 comme en 2025, les sanctions internationales ne ciblent pas, ou mal, les matières premières et autorisent au su et au vu de tous et toutes, la puissance impérialiste à poursuivre sa guerre de conquête. Les prétendues puissances « ennemies » continuent ainsi de s’entre-aider économiquement et militairement. W.E.B. du Bois révèlera ainsi dans The Crisis, la revue de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) comment l’URSS stalinienne, la « patrie du prolétariat », continue en pleine guerre de fournir du pétrole et du blé aux fascistes italiens de Mussolini (Weiss, 2018). Tout comme aujourd’hui, les États-Unis de Trump (ceux-là même qui seraient toujours en train d’encercler et d’agresser la Russie) continuent de commercer et de faire des « deals » avec la Russie de Poutine (au point d’envisager de creuser un tunnel déjà nommé Poutine-Trump sous le détroit de Béring). Dans les deux cas, cette gauche dénonce sans cesse l’hypocrisie occidentale et l’inefficacité des sanctions, mais sans réclamer leur durcissement ou, si c’est le cas, tout doucement de peur de contribuer à augmenter le coût du chauffage des ménages occidentaux.
Dans les deux cas, les impérialistes ont également proposé au peuple envahi des « deals » en échange de leur appui et de la paix, des deals qui sont toujours de véritables rackets [1]. Et ces rackets reçoivent parfois le soutien de cette gauche, au nom du réalisme et de la paix (« il faut bien commencer à négocier, et négocier implique des concessions et de savoir faire le dos rond »), toujours sans consulter les intéressés (pour quoi faire ?), en évitant soigneusement de se poser la question de qui en subira les conséquences, de qui en cas de « compromis » ou de « de défaite, va subir l’exil, la famine, la torture, la dictature, et toutes ces choses qui accompagnent la victoire d’un Etat autoritaire ? ».
Et évidemment, dans les deux cas, cette gauche, qu’elle se nomme socialiste ou aujourd’hui décoloniale, ignore les appels à l’aide et à la solidarité armée des travailleurs et des travailleuses colonisé·es. Elle abandonne ainsi le principe même de la solidarité socialiste internationale, l’internationalisme.
Mais 90 ans après le début de cette guerre coloniale largement oubliée et monstrueuse, il faut aussi se rappeler qu’elle fut aussi l’occasion de voir émerger l’une des plus importantes mobilisations internationalistes de l’histoire ouvrière, une mobilisation planétaire encore plus méconnue que la guerre elle-même, qui contribua pourtant à populariser le slogan « Hands off » (après Hands off China, en 1925) aujourd’hui repris par des millions de manifestants états-unien·nes qui se battent contre le régime de Trump.
Cette mobilisation de 1935 s’est construite à la base, contre la gauche vérolée par le stalinisme, contre le pacifisme capitulard et finalement complice des colons et impérialistes, contre le racisme, contre l’hypocrisie des puissances occidentales et l’impuissance de la Société des Nations (SdN). Une mobilisation qui donnera lieu à d’innombrables et parfois immenses manifestations à Londres, New York, Paris, au Ghana, au Nigeria, au Japon, au Brésil, en passant par l’Égypte, la Tunisie ou l’Inde. Une mobilisation au cours de laquelle des campagnes d’enrôlement seront organisées, tout comme de nombreuses actions visant à bloquer les livraisons d’armes dans des ports du monde entier. Une mobilisation, enfin, qui marquera un tournant dans les mobilisations antiracistes et anticoloniales en Afrique en particulier et qui contribuera à la mise sur pied des Brigades internationales de la guerre civile espagnole.
Ces 90 ans ce sont donc aussi ceux d’une mobilisation ouvrière qui a permis de sauver l’honneur de la classe ouvrière internationale et surtout de construire des liens de solidarités contre les tyrans, des liens amenés à durer dans le temps. Alors, Hands off Ethiopia ! Hands off Ukraine ! Hands off Palestine ! Hands off Soudan ! Hands off Venezuela ! Hands off New York…
Martin Gallié
Membre de l’Alliance Canadienne de solidarité avec l’Ukraine (CASU) et du Réseau de solidarité avec l’Ukraine (RESU). Merci à O.D. pour les précieuses suggestions.
Les citations proviennent d’un premier texte, publié en avril 2025 dans PTAG.
[1] Soucieux de ne pas intervenir, le Département d’État étatsunien dû contraindre la Standard-Vacuum Oil co. à renoncer à un « contrat pétrolier » conclut pendant la guerre avec l’Empereur éthiopien dans une tentative désespérée de ce dernier d’impliquer les États-Unis dans le conflit . Ce « deal » prévoyait la « location » de la moitié du territoire éthiopien à la compagnie pétrolière. À noter qu’ en mars 1945, une fois revenu au pouvoir, l’Empereur conclut de nouveau un accord avec Harry Ford (« Sinco ») Sinclair, le président de Sinclair Oil Corp. Selon le Time, ce dernier aurait « obtenu d’Hailé Sélassié une concession de 50 ans lui donnant des droits exclusifs sur tout le pétrole qu’il pourrait trouver sur les 350 000 miles carrés de l’Éthiopie… Et 90 ans plus tard, en février 2025, le Gouvernement des États-Unis a tenté à son tour d’imposer à l’Ukraine un « deal » globalement homologue, l’acquisition de la moitié des ressources minières de l’Ukraine. « Oil Sinco places a bet », Time, https://time.com/archive/6792001/oil-sinco-places-a-bet/ ; sur le « Deal » avec l’Ukraine ; « Trump vient-il de signer un traité inégal ? », Le Grand Continent, 27 février 2025, https://legrandcontinent.eu/fr/2025/02/27/trump-vient-il-de-faire-signer-a-lukraine-un-traite-inegal-le-texte-integral-de-laccord-etats-unis-ukraine-sur-les-mineraux-critiques/
Publié dans Presse toi à gauche du 25/11/25
