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Italie. Quand la sécurité devient propagande et que la politique disparaît

24 NOVEMBRE 2025 

Cet article traite de l’Italie bien sûr, mais la prise en charge de la « question de la sécurité » à des fins de transformation de la pensée et du modèle politique existe dans bien des pays dont la France. évidemment ML

Anatomie d’un pays enragé

par Italo Di Sabato, tiré de Osservatorio Repressione

Depuis des années, l’Italie vit dans un paradoxe qui est désormais devenu sa marque politique et culturelle : plus la société s’appauvrit, plus la demande de sécurité augmente. Il s’agit d’un automatisme qui ne résulte pas du hasard, mais d’une dynamique économique et sociale précise. Les personnes qui vivent dans la précarité, écrasées par des salaires bas, des services insuffisants, une vie instable, se sentent plus exposées, plus fragiles, plus seules. Dans un tel contexte, la peur n’est pas une émotion : c’est un produit social, presque un sous-produit de l’austérité, de l’érosion du welfare, de la suppression des droits. (sur la photo ci-dessus, Fratelli d’Italia célèbre l’approbation du décret-loi « Sécurité »)

Pourtant, au lieu de s’attaquer aux causes structurelles de l’insécurité – la précarité de l’emploi, les inégalités croissantes, la désertification des services publics, la pauvreté en matière de logement –, la politique a choisi pendant des années la voie la plus rentable : transformer la peur en consensus. Le centre-droit a fait de ce mécanisme un art, en construisant sur lui une hégémonie culturelle qui semble aujourd’hui presque inébranlable. Il lui suffit de soulever la question de la sécurité, de s’accrocher à un fait divers quelconque, de l’amplifier jusqu’à la déformation, et de l’utiliser pour dépeindre un pays invivable, assiégé par des ennemis internes et externes.

C’est un scénario que nous connaissons bien : peur → audience → consensus. Une chaîne qui s’autoalimente et qui ne nécessite pas de solutions, seulement des récits. Peu importe que les crimes soient en baisse : ce qui compte, c’est la perception, qui peut être manipulée très facilement. La droite rend le pays plus craintif, et un pays craintif vote pour ceux qui promettent l’ordre, la discipline, la répression. Une machine parfaite, qui produit de l’insécurité pour ensuite vendre le remède.

Face à cette stratégie, le centre-gauche s’est non seulement montré incapable de proposer un discours alternatif, mais s’est souvent livré à la logique de son adversaire. Divisé, querelleur, replié sur l’ambiguïté et les tactiques, il a renoncé à imposer un thème qui réponde aux besoins matériels du pays : travail, logement, soins, éducation, droits. Il a suivi la droite sur le terrain de la sécurité, en acceptant ses catégories, voire en adoptant son langage. Ce faisant, il a contribué à légitimer un imaginaire sécuritaire qui est précisément ce qui bloque toute possibilité de changement. Le résultat ? L’Italie reste prisonnière d’une double absence : absence de protection sociale et absence d’alternative.

Mais entre-temps, quelque chose de plus profond a changé. Nous sommes confrontés à une mutation anthropologique et cognitive qui a réécrit les fondements du discours public. L’égalité, pilier de la culture politique italienne pendant des années, a été remplacée par la légalité. La justice sociale a été remplacée par le justicialisme. Le conflit sur les droits et les ressources a été effacé et remplacé par le conflit identitaire, le lynchage moral, la chasse au coupable. Les faits divers sont devenus le principal prisme à travers lequel nous nous observons. Tout le monde se perçoit comme « juste », et les « coupables » sont toujours les autres : les pauvres, les migrants, les jeunes, les marginaux, ceux qui ne peuvent pas se défendre.

La logique du bouc émissaire domine la scène. On invoque le pilori, le procès médiatique, la punition exemplaire. C’est un rituel collectif qui ne résout rien, n’explique rien, n’approfondit rien. Il sert uniquement à canaliser la colère d’un pays de plus en plus appauvri contre des cibles faciles, détournant le regard de ceux qui produisent cette colère. Il suffit de monter dans un train, d’écouter les conversations, de lire les commentaires sur les réseaux sociaux : partout, on respire le ressentiment, la suspicion, la méchanceté. Ce n’est pas un trait de caractère : c’est le résultat politique d’un appauvrissement matériel et symbolique qui dure depuis des décennies.

C’est sur ce terrain que le gouvernement Meloni a construit son identité. La réponse est toujours la même : plus de forces de l’ordre, plus de contrôles, plus de répression. Chaque fragilité sociale devient une déviance, chaque malaise devient une menace. La sécurité n’est pas une politique, mais un dispositif idéologique : elle sert à justifier des mesures exceptionnelles, à détourner le débat public, à discipliner les corps et les esprits. Même l’école, lieu par excellence de la pensée critique, est intégrée dans le paradigme sécuritaire : commissariats de police, cours sur le respect de l’autorité, punitions exemplaires. Mais une école qui éduque à la peur et à l’obéissance n’est plus une école : c’est le prélude culturel à l’autoritarisme.

Et pourtant, les chiffres racontent une autre histoire. L’Italie est aujourd’hui le pays européen qui, proportionnellement, dépense le plus pour la sécurité publique et privée. Nous avons un appareil sécuritaire hypertrophié, qui se développe alors que le welfare recule. Et pourtant, personne – ni le gouvernement ni l’opposition – n’a jamais entrepris d’évaluation sérieuse de l’efficacité des instruments utilisés. Par exemple, en matière de politique migratoire : 80 % des fonds destinés aux migrants sont consacrés à des mesures répressives, et seulement 20 % à l’intégration, à la formation et au soutien. C’est un modèle défaillant qui produit de la marginalisation au lieu de la réduire. Mais il fonctionne très bien comme propagande.

Entre-temps, les dépenses sociales italiennes sont inférieures de deux points et demi du PIB à la moyenne européenne. Le sous-financement est évident partout : politiques du logement inexistantes, soutien au revenu insuffisant, services pour les personnes dépendantes dramatiquement insuffisants. C’est là que naît la véritable insécurité : dans la solitude des travailleurs pauvres, des familles sans abri, des personnes âgées abandonnées, des jeunes sans perspectives.

Pourtant, personne n’ose le dire. Car parler de protection sociale, de droits sociaux, de redistribution, c’est détourner l’attention de l’ennemi imaginaire vers l’ennemi réel : un modèle économique qui génère de la précarité et un paradigme politique qui la transforme en peur.

Renverser cet ordre du discours est une urgence démocratique. Cela signifie affirmer que la sécurité n’est pas le contraire de la liberté, mais de l’inégalité. Cela signifie dire que l’Italie n’est plus pauvre parce qu’elle est « envahie », mais parce qu’elle est exploitée. Qu’elle n’est plus en insécurité parce qu’il y a « trop de jeunes incontrôlables », mais parce qu’elle n’a pas de logements, d’écoles, de soins de santé, de salaires adéquats. Que la répression n’est pas une politique, mais un renoncement à la politique.

Reconstruire un imaginaire alternatif signifie remettre au centre ce qui fait la cohésion d’une société : les soins, le travail, la dignité, les services publics, la solidarité. Cela signifie dire clairement que la sécurité réelle – celle qui change la vie des gens – naît d’un système social fort, et non d’un État armé. Elle naît de logements accessibles, de salaires décents, d’écoles libres, de quartiers vivants.

L’Italie n’est pas condamnée à la méchanceté. Mais pour inverser la tendance, il faut un acte de courage politique : briser la liturgie de la peur, démanteler la rhétorique toxique de la légalité comme substitut de l’égalité, refuser l’idée que le contrôle est la réponse universelle aux problèmes du pays. Il faut reconstruire un mouvement culturel et politique capable de dire qu’une autre Italie est non seulement possible, mais nécessaire.

Une politique qui protège au lieu de punir, qui crée des horizons au lieu de fantômes, qui n’alimente pas l’urgence mais revendique l’avenir : c’est de là qu’il faut repartir. Le reste n’est que gestion du déclin.

Site Refrattario e Controcorrente traduction Deepl revue ML