Idées et Sociétés, International

Le néo-impérialisme du Kazakhstan et de la Russie*

Les relations entre la Russie et les pays d’Asie centrale sont complexes y compris dans le cadre de l’UEE. La Russie de Poutine joue un rôle de gendarme contre les masses en soutien de fractions des oligarchies locales. Mais depuis l’intervention impérialiste de Poutine, certains rapports sont en train de changer. Un exemple Russie/ Kazakhstan. Etude publiée sur POSLE le 29/10/25. ML

Comment le déploiement de forces de maintien de la paix en janvier 2022 et le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a suivi ont-ils remodelé les relations entre le Kazakhstan et la Russie ? Comment la société kazakhe réagit-elle au problème de l’impérialisme russe ?

Dmitry Mazorenko, chercheur indépendant et journaliste, réfléchit à ces questions.

Des décennies avant la crise

Les commentateurs et les universitaires décrivent souvent la position du Kazakhstan vis-à-vis de la Russie en termes trop rigides, soit comme complètement subordonnée, soit comme totalement indépendante. La vérité se situe quelque part entre les deux. Bien que les autorités kazakhes doivent tenir compte de la ligne de Moscou en raison d’une profonde dépendance infrastructurelle et énergétique, elles ont néanmoins cherché à poursuivre leurs propres intérêts, en partie en réponse à la pression venant de la base. Cependant, à la suite des manifestations de masse de janvier 2022 et du début de la guerre en Ukraine, la classe dirigeante du Kazakhstan a vu sa marge de manœuvre considérablement réduite.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 2000, malgré la parenté politique entre l’ancien président du Kazakhstan Noursoultan Nazarbaïev et d’abord Boris Eltsine, puis Vladimir Poutine, le Kazakhstan a largement réussi à freiner l’expansion des intérêts commerciaux russes.

Bien que les entreprises russes aient longtemps été plus nombreuses que toutes les autres sociétés étrangères opérant au Kazakhstan, la Russie ne se classe qu’au troisième rang en termes d’investissements totaux dans ce pays, derrière les États-Unis et les Pays-Bas. Au cours des premières années de l’indépendance, des sociétés transnationales sont arrivées pour développer les principaux champs pétrolifères du pays et les infrastructures commerciales nécessaires, créant une concurrence sérieuse pour les entreprises russes. Bien que le capital russe ait maintenu une présence dans les secteurs clés de l’économie kazakhe, de la finance au pétrole, il n’a jamais atteint une domination totale.

Grâce à une politique connue sous le nom de « diplomatie multivectorielle », Nazarbayev a cherché à empêcher toute grande puissance d’exercer une influence excessive. L’idée était de maintenir des liens étroits avec les principaux États du monde tout en gardant une certaine distance, en utilisant un réseau de partenariats économiques diversifiés pour équilibrer les intérêts des puissances régionales et mondiales. À la suite de la crise financière de 2008, une partie importante de l’économie est progressivement passée sous le contrôle des élites kazakhes ou de l’État lui-même.

Il convient de noter que les élites kazakhes et russes sont toujours étroitement liées, tant sur le plan culturel — par le biais d’expériences communes de l’ère soviétique, de l’éducation et d’une langue commune — que sur le plan économique, par le biais d’actifs détenus en Russie, de coentreprises et de contacts intergouvernementaux réguliers. Les responsables kazakhs ont souvent copié les programmes et la législation de leurs homologues russes, en particulier en matière de gouvernance répressive. Pourtant, malgré ces liens étroits, la perspective d’une intégration politique entre les deux pays n’a jamais été sérieusement discutée.

Depuis son indépendance, le Kazakhstan n’a pas réussi à limiter le flux des importations russes. Depuis les années 2000, la Russie reste le premier partenaire commercial du pays, fournissant 30 à 40 % des denrées alimentaires et des produits manufacturés du Kazakhstan. Afin de préserver ces volumes commerciaux, qui ont progressivement diminué tout au long des années 2010, l’Union économique eurasienne (UEE) a été créée.

Dès le départ, l’UEE a offert au Kazakhstan moins d’avantages qu’à la Biélorussie ou au Kirghizistan. Cela s’explique par la taille et la nature du marché russe, qui est le plus grand du bloc mais reste relativement fermé aux produits kazakhs. Les données sur les exportations illustrent clairement cette situation : la Russie représente moins de 10 % des exportations totales du Kazakhstan. Moscou, pour sa part, n’a guère intérêt à changer cette situation, car cela mettrait en danger ses propres producteurs, qui ont déjà un accès limité à d’autres marchés.

Malgré la création de l’UEE, le Kazakhstan a réussi à maintenir sa souveraineté politique. Nazarbayev, l’un des premiers partisans de l’intégration eurasienne après l’effondrement de l’Union soviétique, s’est toujours opposé aux propositions visant à créer un parlement commun, une citoyenneté commune ou une monnaie unique. En conséquence, la dépendance du Kazakhstan vis-à-vis de la Russie reste principalement infrastructurelle.

Cette dépendance est particulièrement marquée dans le secteur pétrolier, qui est vital pour l’économie kazakhe et représente près de la moitié des recettes budgétaires de l’État. Environ 98 % des exportations pétrolières du Kazakhstan sont transportées par des oléoducs qui traversent le territoire russe. Ce système, qui remonte à la fin de l’ère soviétique, s’est depuis développé, donnant à Moscou un puissant instrument d’influence politique.

En outre, le Kazakhstan dépend fortement des raffineries russes d’Omsk et d’Orenbourg pour transformer son pétrole brut en carburant destiné à la consommation intérieure. Ces approvisionnements permettent d’éviter des pénuries aiguës, car les trois raffineries du Kazakhstan ne peuvent à elles seules répondre à la demande nationale.

Ce réseau de dépendances offre au Kremlin de nombreuses possibilités de manipuler la situation sur le plan politique si le Kazakhstan s’écarte de la ligne de Moscou ou refuse tout compromis. Si elle le souhaitait, la Russie pourrait entraver les exportations de pétrole, limiter l’accès aux installations de raffinage, bloquer les importations de marchandises kazakhes ou suspendre les livraisons de denrées alimentaires. N’importe laquelle de ces mesures déclencherait au moins une crise à court terme au Kazakhstan, qui nécessiterait des ressources importantes pour être surmontée.

La contraction de la souveraineté

Depuis que Kassym-Jomart Tokayev est devenu président, le rapprochement entre le Kazakhstan et la Russie s’est nettement accentué. En 2020, le Kremlin avait déjà adopté une stratégie plus affirmée pour remodeler le système d’administration électronique du Kazakhstan et avait presque réussi à obtenir le soutien de la Sberbank comme principal développeur. Cependant, la réaction très négative de l’opinion publique kazakhe, associée aux sanctions occidentales contre la Russie, a contraint les deux parties à abandonner ce projet.

Une autre tentative d’étendre l’influence russe a pris la forme de nouvelles discussions autour de la construction d’une centrale nucléaire, Rosatom apparaissant comme le choix presque certain pour le contrat principal. Cependant, la décision finale sur le projet n’a été prise qu’en 2025.

Le tournant dans les relations entre les deux régimes s’est produit lorsque l’élite kazakhe s’est tournée vers Vladimir Poutine pour obtenir de l’aide dans le transfert du pouvoir de Nursultan Nazarbayev à Tokayev. L’accord initial entre les deux présidents prévoyait que Tokayev serait un dirigeant symbolique, tandis que Nazarbayev conserverait le contrôle réel. Pour garantir cet accord, Nazarbayev a pris le poste de président du Conseil de sécurité, qui supervisait alors officiellement les chefs des agences de sécurité du Kazakhstan et, de manière informelle, de nombreux responsables exécutifs.

Cependant, Tokayev a rapidement commencé à affirmer son autorité et à mettre en place un appareil bureaucratique indépendant. Tout au long de l’année 2021, les deux dirigeants se sont rendus à plusieurs reprises à Moscou pour tenter de négocier un équilibre des pouvoirs. Cependant, ces consultations se sont soldées par un échec.

Les événements de janvier 2022 ont commencé par un affrontement entre deux factions d’élite dans l’ouest du Kazakhstan, mais ils se sont rapidement intensifiés à la suite d’une vague de grèves massives et de mobilisations citoyennes dans plusieurs grandes villes, culminant avec des affrontements armés avec la police à Almaty. Après avoir consulté Poutine, Tokayev a demandé le déploiement des forces de maintien de la paix de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour réprimer les troubles. Comme la majorité de ces troupes étaient russes, de nombreux citoyens kazakhs ont considéré cette intervention comme une « intrusion impériale » de l’ancienne métropole.

Les affrontements armés ont cessé quelques jours après l’arrivée des forces de maintien de la paix. Cependant, au cours des mois qui ont suivi, Tokayev a dû à plusieurs reprises remercier Poutine pour sa volonté d’assurer la survie politique du président kazakh. C’était probablement la condition essentielle pour que Tokayev conserve le pouvoir, une condition que Poutine a acceptée malgré sa longue et cordiale relation avec Nazarbayev. Sans le soutien de la Russie, l’entourage de Nazarbayev aurait pu facilement destituer Tokayev et reprendre le contrôle.

À ce moment-là, rares étaient les membres de l’élite en mesure d’agir de manière décisive : les troubles avaient désorienté les factions rivales, qui se disputaient pour décider quel camp soutenir afin de préserver leurs privilèges.

Proximité par contrainte

Suite à l’introduction des sanctions occidentales et à la forte détérioration des relations entre la Russie et l’Occident, Vladimir Poutine a exigé des dirigeants d’Asie centrale qu’ils fassent preuve d’une loyauté toujours plus grande, une exigence qui s’accompagne de la menace constante de sanctions secondaires. Comme aucun des adversaires de la Russie n’a encore offert au Kazakhstan d’incitations tangibles pour changer sa politique étrangère, le gouvernement d’Astana continue de coopérer étroitement avec Moscou. Néanmoins, malgré la pression géopolitique et la dette personnelle de Tokayev envers Poutine, le président kazakh n’a pas renoncé à ses tentatives de démontrer son indépendance après le début de la guerre en Ukraine.

Au cours des premiers mois de l’invasion, Tokayev n’a pas empêché les citoyens des grandes villes d’organiser une aide humanitaire pour les Ukrainiens. Les autorités se sont également abstenues de disperser un rassemblement anti-guerre à Almaty, qui a attiré au moins 2 000 personnes, un nombre impressionnant pour une ville encore traumatisée par les violents affrontements du début de l’année 2022. Tokayev lui-même a appelé à plusieurs reprises à un règlement pacifique du conflit et a, à plusieurs reprises, fait des déclarations qui ont irrité le Kremlin. Sa déclaration la plus marquante a été faite lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, où il a publiquement déclaré que « le Kazakhstan ne reconnaît pas les territoires quasi-étatiques de la RPD et de la RPL ».

Cependant, cette brève période de libéralisme politique n’a pas duré longtemps. Les hommes politiques et les personnalités médiatiques russes ont rapidement relancé les anciens discours, qualifiant le Kazakhstan d’« État artificiel ». Dans le même temps, le pays est devenu une plaque tournante majeure pour le contournement des sanctions et les importations parallèles de marchandises occidentales, tant civiles que militaires. Peu de temps après, Moscou a lancé une nouvelle vague d’expansion économique sur le marché kazakh.

La présence croissante de la Russie était visible à la fois dans l’augmentation du nombre d’entreprises enregistrées en Russie et dans l’acquisition de participations dans les actifs stratégiques du Kazakhstan. Entre 2021 et 2024, le nombre d’entreprises à capitaux russes a augmenté de 138 %, atteignant près de 19 000, soit 42 % de toutes les entreprises étrangères enregistrées au Kazakhstan. Parmi celles-ci figuraient des acteurs majeurs tels que InDriver, Yandex et Playrix, ainsi que des entreprises plus petites impliquées dans des importations parallèles qui ont ensuite fait l’objet de sanctions occidentales. L’afflux d’entreprises russes a même provoqué un boom du marché immobilier commercial au Kazakhstan, les entreprises se précipitant pour acheter ou construire des bureaux et des entrepôts.

Le secteur de l’énergie revêtait une importance stratégique particulière. En 2023, Rosatom a acquis des participations dans plusieurs des plus grands gisements d’uranium du pays, qu’elle a toutefois revendus à des entreprises chinoises en 2024. Rosatom contrôlait ainsi environ un quart de la production d’uranium du Kazakhstan. D’autres entreprises russes, telles que Inter RAO, ont conclu des accords pour construire trois centrales électriques au charbon. Cette décision a été très mal accueillie par les citoyens kazakhs, préoccupés par la détérioration de la qualité de l’air. Le mécontentement de la population s’est encore accru lorsque la décision a été prise de construire une centrale nucléaire avec Rosatom comme principal contractant. Afin de légitimer le projet, les autorités locales ont annoncé leur intention d’organiser un référendum, tandis que les détracteurs les plus virulents ont fait l’objet de poursuites pénales.

Ces questions figuraient parmi les principaux sujets abordés lors des fréquentes réunions officielles et informelles entre Tokayev et Poutine, dont le nombre même témoigne de l’influence croissante de la Russie. Depuis 2022, les deux présidents se sont régulièrement entretenus par téléphone et se sont rencontrés en personne, parfois plusieurs fois par mois.

La « virtuosité » de la Russie en matière de négociation réside dans sa capacité à séduire le Kazakhstan avec des financements avantageux lors des premières phases de projets tels que les centrales électriques, pour ensuite répercuter la charge financière sur le budget de l’État kazakh. Un scénario similaire pourrait se reproduire avec le projet nucléaire, dont les termes du contrat restent confidentiels. Cependant, les responsables kazakhs n’auraient probablement pas accepté de tels accords s’ils n’en tiraient pas personnellement profit.

Néanmoins, l’expansion n’a pas été entièrement linéaire. La Russie a persuadé les autorités kazakhes de racheter la filiale locale de la Sberbank, puis leur a vendu une partie des actions de la Banque eurasienne de développement, la principale institution financière de l’Union économique eurasienne. En 2024, certaines entreprises russes avaient même commencé à revenir sous juridiction nationale, soit parce qu’elles avaient appris à fonctionner plus efficacement sous le régime des sanctions, soit parce qu’elles n’avaient pas réussi à s’adapter à l’environnement institutionnel du Kazakhstan.

Sur le plan économique, le Kazakhstan a tiré des avantages à court terme de cet arrangement grâce aux importations parallèles et à la délocalisation des entreprises russes. Les investissements russes au Kazakhstan ont atteint un niveau record de 4 milliards de dollars en 2024. Cependant, malgré une augmentation de 4 milliards de dollars des échanges commerciaux entre les deux pays pendant la guerre, pour atteindre 28 milliards de dollars, ceux-ci restent structurellement déséquilibrés en faveur de la Russie.

Les relations économiques actuelles reposent sur une logique claire : la Russie récompense d’abord les élites kazakhes, puis extrait des ressources en échange. Cependant, Moscou ne propose pas de stratégie cohérente pour un développement mutuellement bénéfique et équitable, qui pourrait enrichir les sociétés des deux nations plutôt que de simplement enrichir leurs cercles politiques et commerciaux.

Une résistance incertaine

La dette de Tokayev envers Poutine peut sembler incommensurable. Le dirigeant russe a parfois réussi à obtenir des concessions étonnantes pour ses élites, comme la vente d’électricité au Kazakhstan à un tarif quatre fois supérieur au prix du marché alors que le pays en avait désespérément besoin, ou la persuasion d’Astana d’acheter davantage de gaz russe, compromettant ainsi les perspectives de production nationale. Pour se faire davantage bienvoir du Kremlin, le Kazakhstan a présenté un projet de loi sur les « agents étrangers » et réfléchit déjà à la manière de l’affiner.

Dans le même temps, Tokayev reconnaît les limites d’un alignement sur la Russie. Il ne peut pas simplement ignorer le mécontentement des citoyens kazakhs, qui découle de la légitimité douteuse de sa présidence. Son élection en 2019 a été entachée par des manifestations continues et des irrégularités généralisées, beaucoup le considérant comme le simple successeur choisi par Nazarbayev. Les manifestations de janvier 2020 sont allées plus loin, exigeant le démantèlement de l’ordre politique dans son ensemble. De plus, Tokayev a poursuivi la ligne politique discréditée de son prédécesseur, en maintenant le système oligarchique et les profondes inégalités sociales qui caractérisaient le règne de Nazarbayev.

Craignant une nouvelle mobilisation sociale, Tokayev a organisé à la hâte un référendum constitutionnel, suivi d’élections présidentielles et parlementaires anticipées. Cependant, l’enregistrement de nouveaux partis politiques et l’émergence de nouvelles figures politiques ont été étouffés dès le départ.

Pendant ce temps, l’État continue de s’en prendre à la société civile par des vagues périodiques de répression. Cette dynamique n’est que renforcée par les tendances mondiales : l’élection de Donald Trump aux États-Unis et le virage à droite de la politique européenne ont changé les priorités. Lors de leurs rencontres avec le président kazakh, les dirigeants occidentaux ne manifestent désormais que peu d’intérêt pour les droits humains ou les réformes démocratiques.

Malgré la répression continue du gouvernement à l’encontre du militantisme populaire, Tokayev a été contraint de faire des concessions limitées au public. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de nombreux Kazakhs considèrent Moscou avec une profonde méfiance, y voyant à la fois une menace politique et un fardeau économique. Ce point de vue est de plus en plus partagé par certaines franges de l’élite du pays.

Dans ce contexte, les gestes occasionnels de Tokayev en faveur de la libéralisation et sa tolérance à l’égard de la rhétorique anticolonialiste s’inscrivent dans un débat plus large sur la « décolonisation », que les autorités ont jusqu’à présent choisi de ne pas réprimer.

Le discours décolonial au Kazakhstan s’est principalement développé au sein des communautés culturelles et des cercles universitaires des deux plus grandes villes, Almaty et Astana. Depuis l’indépendance du Kazakhstan, l’art contemporain est devenu la principale plateforme des discours décoloniaux, servant de terrain à la critique sociale dans un contexte de censure dans les milieux universitaires et la sphère publique. Cependant, les principaux théoriciens et architectes intellectuels de ce discours sont des chercheurs basés dans des universités européennes et américaines. En dialogue constant avec les institutions culturelles et les communautés artistiques du Kazakhstan, ces chercheurs lancent des projets éducatifs et artistiques collaboratifs qui contribuent à alimenter le débat.

Au Kazakhstan, le discours décolonial tend à adopter une position anti-russe tout en évitant largement la question plus large du néocolonialisme. La logique impériale inhérente au capitalisme occidental – fondement de l’ordre mondial actuel – est rarement remise en question. Rares sont ceux qui considèrent le capitalisme comme la cause profonde des inégalités sociales. Au contraire, nombreux sont ceux qui, dans ce milieu intellectuel, le considèrent comme un moyen nécessaire pour le Kazakhstan d’entrer dans la « cour des grands » des États modernisés sur le modèle occidental. En conséquence, la culture et la langue sont devenues les principaux champs de bataille de la résistance décoloniale.

Cependant, les questions soulevées par la décolonisation sont loin d’être anodines. Elles plongent dans les profondeurs de la mémoire collective du pays, touchant à certains des chapitres les plus sombres de la modernisation et de la politique soviétiques. Le traitement réservé par l’Empire russe aux peuples nomades de la steppe, le tracé arbitraire des frontières lors de la création des républiques socialistes et les politiques de collectivisation désastreuses de Staline ont tous contribué à une famine catastrophique au début des années 1930, qui a causé la mort de plus d’un million de personnes.

Au cours des décennies suivantes, le Kazakhstan est devenu un terrain d’essai pour diverses expériences soviétiques, notamment les déportations massives, les camps de travail forcé, les essais d’armes nucléaires et la catastrophe écologique de la mer d’Aral, qui a été asséchée pour servir l’industrie cotonnière.

À cette liste s’ajoute la discrimination ethnique systémique qui caractérisait l’Union soviétique. L’un des exemples les plus notoires s’est produit en 1986, lorsque Moscou a nommé Gennady Kolbin, un étranger sans aucun lien avec la république, au poste de premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan. Cette décision, présentée comme un fait accompli, a déclenché de nombreuses protestations qui ont été brutalement réprimées. Des milliers de personnes ont été arrêtées et une centaine ont été condamnées à des peines de prison. L’administration Kolbin a justifié cette répression comme une lutte contre le « nationalisme », réduisant ainsi au silence ce qui était, en substance, des revendications démocratiques.

Pourtant, les méthodes proposées par les penseurs décoloniaux du Kazakhstan pour surmonter l’héritage impérial sont peu susceptibles de libérer le pays de l’oppression structurelle.

En termes simples, leur stratégie consiste à élever la langue et la culture kazakhes au rang d’hégémonie afin de transformer toutes les identités existantes en une forme nationale fondamentalement nouvelle. Ils affirment que cette unification dissoudra toutes les inégalités, y compris les divisions de classe. Ils estiment qu’une base culturelle et linguistique commune conduira naturellement à un système politique plus démocratique, similaire à ceux des démocraties occidentales avancées.

Paradoxalement, le discours décolonial du Kazakhstan diverge fortement des débats théoriques menés dans les pays du Sud. Il rejette en grande partie la tâche fondamentale de la pensée postcoloniale, qui consiste à transcender l’ontologie de la modernité occidentale et ses institutions capitalistes et étatiques. Au lieu de cela, les intellectuels kazakhs appellent à un retour au passé et à un réexamen de l’identité au-delà des récits coloniaux soviétiques et russes, pour ensuite reconstruire cette identité à travers les cadres modernistes occidentaux, dans le but d’être reconnus comme un État-nation « à part entière » sur la scène internationale.

Tout aussi préoccupant est le fait que ce mouvement n’offre aucune stratégie claire pour lutter contre les inégalités sociales et économiques qui ont alimenté les manifestations de 2022. Au contraire, la fragmentation culturelle pourrait exacerber ces divisions. Elle pourrait donner naissance à un groupe dominant qui incarnerait la « norme d’excellence » de l’identité nationale, revendiquant le droit de monopoliser les ressources politiques et économiques, reproduisant ainsi les mêmes inégalités qui définissent l’ordre autoritaire actuel.

Tokayev laisse le débat décolonial s’épanouir pour deux raisons. Premièrement, cela lui confère une apparence de légitimité dans le contexte de la crise d’autorité qu’il traverse actuellement : le simple fait de pouvoir critiquer la Russie lui permet de détourner la colère du public de ses propres concessions au Kremlin. Deuxièmement, cela lui fournit un moyen de mobilisation politique en cas de nouveaux troubles. En perpétuant le discours sur l’oppression coloniale, le régime peut détourner le ressentiment populaire des structures de pouvoir locales vers Moscou.

Une nouvelle voie s’impose

Pourtant, unir la société reste presque impossible pour une raison simple : la répression. Le déficit de légitimité auquel est confronté Tokayev a incité les dirigeants du Kazakhstan à interdire pratiquement toutes les formes de protestation collective. Les autorités locales autorisent rarement les manifestations pacifiques et légales, tandis que celles qui ne sont pas autorisées sont rapidement dispersées par la police. Les seuls événements de masse tolérés aujourd’hui sont ceux orchestrés par les technologues politiques de l’État.

Le mouvement syndical occupe une position particulièrement vulnérable. Les syndicats mènent leurs propres combats locaux, mais ils n’ont ni les moyens ni la volonté de coordonner leurs efforts ou d’articuler des revendications communes. Cette fragmentation était flagrante lors des manifestations de janvier 2022, lorsque les grévistes du secteur pétrolier dans l’ouest du Kazakhstan et les mineurs dans les régions centrales du pays n’ont pas réussi à faire preuve de solidarité les uns envers les autres. Cette désunion est l’héritage de la répression brutale des organisations syndicales qui a suivi les manifestations de Zhanaozen en 2011, ainsi que des tentatives antérieures de Nazarbayev dans les années 1990 pour diviser la classe ouvrière avant les grandes privatisations.

L’absence d’un mouvement populaire organisé capable d’exercer une pression par le bas a non seulement conduit à la dégénérescence du régime politique du Kazakhstan, mais a également accru le risque d’une crise économique profonde. Alors que les pays développés s’éloignent progressivement des combustibles fossiles, le Kazakhstan risque d’entamer cette transition sans y être préparé et divisé.

La classe dirigeante actuelle ne montre aucun intérêt ni aucune capacité à proposer une voie alternative pour l’avenir. Toute réforme de grande envergure menacerait le système actuel d’extraction de rentes, ce que ni les oligarques bien établis de l’ère Nazarbayev ni la nouvelle élite émergeant autour de Tokayev ne sont prêts à tolérer. En conséquence, au cours de sa présidence, l’administration Tokayev n’a pas réussi à articuler une vision économique cohérente, se contentant de préserver la trajectoire néolibérale tracée par son prédécesseur.

De plus, tant que Poutine restera au pouvoir, il continuera à servir de garant du régime loyal et orienté vers le statu quo du Kazakhstan. En cas de troubles à grande échelle, les citoyens kazakhs pourraient à nouveau assister à l’arrivée de troupes russes, cette fois-ci sous prétexte de « restaurer la légitimité » du dirigeant autoritaire actuel ou futur. Cela ne ferait que renforcer la dérive régressive du pays et perpétuer les pratiques néo-impérialistes de la Russie.

Dans un contexte de stagnation politique, le Kazakhstan doit de toute urgence adopter une position anti-russe bien pensée. Cette position devrait être fondée sur une opposition de principe à l’autoritarisme et aux ambitions impériales de Poutine, plutôt que sur une hostilité existentielle envers la Russie ou ses citoyens. Les objectifs des mouvements progressistes et de gauche dans les deux pays ne s’excluent pas mutuellement. La pyramide régionale du pouvoir autoritaire, dans laquelle l’autocratie hégémonique soutient ses homologues plus faibles, ne peut être démantelée que collectivement, en proposant une nouvelle logique de développement socio-économique qui séduise le grand public.

Confinés à l’intérieur de frontières nationales étroites, les deux pays ont des perspectives de prospérité limitées, car leurs problèmes dépassent largement leurs propres juridictions. Sans un changement fondamental de la politique étrangère de la Russie, le Kazakhstan aura du mal à réaliser des progrès économiques ou politiques significatifs. Dans le même temps, la Russie elle-même doit revitaliser son économie ravagée par la guerre, un processus qui pourrait être facilité par la refonte du modèle actuel d’intégration économique régionale. Fort de son expérience et de son potentiel, le Kazakhstan pourrait jouer un rôle crucial dans la mise en place d’un système commercial plus équitable et dans le développement d’une base industrielle et technologique qui serve les intérêts des citoyens ordinaires plutôt que ceux des élites au pouvoir.

Ce qu’il faut donc, c’est un projet internationaliste post-soviétique visant à formuler conjointement de nouveaux programmes politiques et économiques. Cependant, la forme et le contenu d’un tel projet international doivent faire l’objet d’une discussion plus large et plus approfondie.

Publié in POSLE. Traduction ML avec DEEPL