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Bernard Lahire : « L’obscurantisme est sans frontières »

Mardi 28 octobre 2025 / DE : BERNARD LAHIRE repris de PTAG.

Bernard Lahire (Sociologue, directeur de recherche CNRS.)

Dans une tribune à Sciences Humaines, le sociologue Bernard Lahire dénonce la « guerre contre la science » menée aux États-Unis, tout en rappelant que des mouvements similaires se développent en France.

Publié le 17 mars 2025 sur sciencehumaines.com

Depuis son élection à la présidence des États-Unis, Donald Trump mène une véritable « guerre contre la science », comme l’a bien nommée l’historien des sciences Robert Proctor. Lui et son ministre de « l’efficacité gouvernementale », Elon Musk, s’attaquent à tous les secteurs de la réalité dont ils ne veulent plus entendre parler et aux problèmes dont ils veulent purement et simplement nier l’existence. Aujourd’hui, cette offensive concerne notamment les questions qui touchent à l’environnement et au climat, aux inégalités sociales ou au genre, mais rien n’indique que cette liste ne s’allongera pas à l’avenir. Dès lors qu’un intérêt économique, politique ou culturel sera contrarié par des travaux scientifiques, tout sera mis en œuvre pour faire taire les chercheurs : licenciements, censures, suppression de financements, destruction ou confiscation de précieuses bases de données, etc.

Cette triste et brutale réalité trumpienne, faite de négation de pans entiers du réel et de destruction des conditions de production de discours vrais sur le monde, a au moins pour vertu de rappeler une évidence que les « relativistes » persistent à nier : les sciences ne sont ni des opinions parmi d’autres ni de simples « points de vue », mais des démarches qui s’efforcent, par des moyens rationnels et sous contrôle d’une communauté de pairs, de produire des vérités sur le monde – qu’il soit physique, chimique, biologique, psychique ou social.

C’est cette rigueur qui donne aux chercheurs, au terme d’un long processus, le droit de revendiquer pour les connaissances scientifiques une valeur et une autorité supérieures à celles de la plupart des autres discours. Les dominations, les stigmatisations, les inégalités, le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité sont des réalités incontestables, et les chercheurs qui ont mis au jour les faits évolutifs ont clairement réfuté la prétention des créationnistes à dire le vrai.

En déclenchant des réactions de défense de la science (« Stand up for Science ») un peu partout dans le monde, la politique de destruction étatsunienne a, semble-t-il, commencé à réveiller les consciences sur la nécessité de chérir les sciences, toutes les sciences (de celles qui s’intéressent à la matière ou à la vie à celles qui étudient les sociétés). En France, des voix se sont élevées en soutien aux chercheurs étatsuniens frappés par des mesures gouvernementales d’une violence inouïe.

Le ministre en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Philippe Baptiste, a ainsi déclaré le 12 mars sur Franceinfo : « Aujourd’hui, nos universités et nos centres de recherches se mobilisent et l’État sera là pour accompagner les chercheurs américains. » De grands établissements français d’enseignement supérieur et de recherche, ainsi que des académies et des sociétés savantes, ont appelé à participer à la journée de manifestation du 7 mars et ont exprimé leur soutien aux chercheurs étatsuniens.

Tout cela pourrait sembler rassurant, mais en réalité, la situation n’est malheureusement pas si différente des deux côtés de l’Atlantique. Pour ne prendre que le cas de la France, l’enseignement supérieur et la recherche ont été systématiquement affaiblis par les gouvernements successifs. Le gouvernement actuel a même considérablement diminué leur budget de 929 millions d’euros par rapport à 2024, soit 1,5 milliard d’euros corrigés de l’inflation. Priver les chercheurs et enseignants-chercheurs de moyens peut aboutir à des résultats comparables à ceux produits par une politique de censure.

La France propose d’accueillir des chercheurs étatsuniens (certaines voix précisant toutefois que les principaux concernés seront essentiellement les plus « grands » ou les plus « prometteurs » d’entre eux, et voyant dans cet accueil une « opportunité » unique de collaborer avec ces chercheurs) qui ne peuvent plus travailler dans leur pays. Mais qui accueillera en France les milliers de docteur.e.s formés dans nos universités et qui, post-doc après post-doc, ne trouvent pas de postes ? Les coupes budgétaires drastiques en matière d’enseignement supérieur et de recherche montrent que la France n’est en fait pas en mesure d’accueillir ses propres chercheurs.

Par ailleurs, le cynique locataire de la Maison-Blanche et son non moins cynique ministre de l’efficacité gouvernementale censurent ouvertement les chercheurs. On sait ainsi précisément ce qu’ils veulent faire disparaître et pourquoi ils le font. Par exemple, bien conscient que la puissance étatsunienne est sérieusement concurrencée par la Chine, Donald Trump a affirmé sans rire que « le réchauffement climatique a été inventé par les Chinois pour nuire à l’industrie américaine ». Pour pouvoir produire encore et encore, et retrouver sa place de leader au sein de l’économie mondiale, il faut faire sauter tous les freins placés par ceux qui se soucient davantage de la survie de l’espèce et du respect de la biodiversité que de la compétitivité économique. De même, les attaques contre le supposé « wokisme », qui visent plus directement l’ensemble des sciences humaines et sociales travaillant sur les inégalités ou les dominations en tout genre, cherchent à empêcher la prise de conscience de toutes les injustices commises à l’égard des classes populaires, des femmes, des minorités ethniques ou sexuelles, des personnes en situation de handicap, etc.

Mais la France n’est pas épargnée. De la dénonciation d’une « écologie punitive », qui sert avant tout à justifier le fait de ne pas faire ce qu’il serait urgent de faire, à la croisade contre le « wokisme », catégorie attrape-tout englobant une grande partie des sciences humaines et sociales, et préparant des lendemains de censure très brutale. Sur ce dernier point, on se souvient notamment de la demande d’enquête sur « l’islamo-gauchisme » adressée au CNRS en 2021 par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, ou encore du colloque critique du « wokisme », organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022, ouvert par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer.

Tout récemment encore, dans une tribune publiée le 10 mars 2025 (« Quel avenir pour le CNRS ? », Les Échos), un ancien président du CNRS et ancien président de l’Académie des sciences, Bernard Meunier, ne propose rien de moins que d’exclure les sciences humaines et sociales du CNRS pour les renvoyer vers les universités, elles-mêmes actuellement très appauvries. Selon lui, « il est urgent de revenir aux fondamentaux, à un CNRS dirigé par des scientifiques de haut niveau, avec un périmètre restreint allant des mathématiques à la biologie, avec les sciences expérimentales comme socle commun. » Exit donc « les domaines des humanités », et plus précisément encore « une partie importante des sciences sociales » invitées à aller survivre ailleurs, « dans le giron de l’université ». Une façon indirecte de dire que les sciences sociales ne sont pas des sciences, qu’elles n’ont pas produit des chercheurs de haut niveau (faut-il rappeler à Bernard Meunier les grands noms des sciences sociales françaises, qui sont mondialement reconnus, et parmi lesquels on trouve quelques lauréats de la médaille d’or du CNRS ?), et qu’elles doivent laisser les vraies sciences entre elles (on cherchera cependant vainement le socle expérimental commun aux mathématiques et aux sciences de la matière et de la vie…).

Contrairement à ce que répète inlassablement un certain discours politico-médiatique, il n’existe pas un fossé entre les États-Unis, d’une part, et « L’Europe » et ses « valeurs », d’autre part. La dévalorisation des sciences et des savants est en cours depuis longtemps déjà (rappelons-nous des propos diffamants sur les chercheurs français tenus par Nicolas Sarkozy, Président de la République, le 22 janvier 2009). L’extrême droite est à la porte du pouvoir dans nombre de pays, ou l’a déjà franchie (Italie, Hongrie, Slovaquie). Partout les populations désignées comme « étrangères » servent de boucs émissaires, accusées d’être responsables de tous nos malheurs (chômage, criminalité, délinquance, etc.).

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on observe des deux côtés de l’Atlantique des mouvements similaires, des tendances mortifères en matière de démocratie, d’émancipation, de science et de vérité. Ces phénomènes se développent lentement depuis plusieurs décennies, l’arrivée de Trump au pouvoir n’ayant fait que désinhiber la parole des destructeurs locaux et accélérer les processus de dégradation démocratique et scientifique. Si nous devons donc toutes et tous nous lever et défendre la science, c’est parce que l’obscurantisme n’est pas un produit importé, mais une production « bien de chez nous ».