Idées et Sociétés, International, Politique et Social

« À gauche, en Europe occidentale, il y a une volonté de dresser un mur et d’ignorer ce qui se passe à l’Est »

Denys Gorbach (Kryvyi Rih, 1984) est sociologue. Les recherches menées dans le cadre de sa thèse de doctorat à Sciences Po (Paris) sont rassemblées dans le livre The making and unmaking of Ukrainian working class (Bergahn, 2024), qui raconte comment les changements économiques ont modifié les valeurs de la classe ouvrière en Ukraine, en se concentrant sur sa ville, Kryvyi Rih, dans le sud-est du pays. Kryvyi Rih était considérée comme le « cœur de fer de l’URSS ». Elle compte plusieurs mines et une grande aciérie. C’est le lieu d’origine du président Zelenski.
Gorbach s’est également impliqué dans l’aide aux réfugiés ukrainiens en France et a étudié leur situation. Il mène actuellement des recherches sur a façon dont se construisent socialement des théories du complot à l’université de Lund (Suède). Il s’entretient avec CTXT par vidéoconférence pour parler de la politique ukrainienne et de la guerre.

Dans votre livre, vous soutenez que l’Ukraine post-soviétique, à travers son processus de privatisations, ne s’est pas pleinement intégrée à l’économie néolibérale et qu’« une apparence socialiste enveloppait les pratiques capitalistes ».

Tout dépend de ce que l’on entend par néolibéral. Il n’y a pas eu de privatisation à grande échelle avec des investisseurs étrangers comme cela a été le cas en Pologne, en Hongrie ou dans les pays baltes, par exemple. La classe dominante avait peur.

J’ai été surpris de trouver une confirmation littérale de cette idée dans les écrits de ceux qui ont participé à ces événements, comme un conseiller du président Kuchma, qui a gouverné à l’époque des grandes privatisations. Ces personnes avaient été formées à l’économie politique marxiste pendant l’ère soviétique et ont tenté d’utiliser ces connaissances pour construire l’économie capitaliste. Ce conseiller a écrit que son objectif explicite était de créer une bourgeoisie nationale ukrainienne avant d’ouvrir le marché aux capitalistes étrangers.

Cette classe dominante, qui était en train de se construire, a maintenu la morale économique existante, une morale économique que nous pouvons qualifier de socialiste, prétendument socialiste, prétendument soviétique, qui impliquait des obligations mutuelles entre les gouvernants et les gouverné.e.s.

Et certaines de ces restrictions ont été maintenues jusqu’à aujourd’hui, par exemple, il existe toujours des restrictions concernant la propriété foncière, si je ne me trompe pas.

La suppression en 2020 du moratoire sur l’achat et la vente de terres [en vigueur depuis 2001] a été l’une des grandes mesures néolibérales prises par Zelenski. Même Porochenko, le président le plus néolibéral dans son discours, avait décidé de ne pas le faire. Et lorsque Zelenski l’a fait, Porochenko s’y est opposé et a organisé des manifestations contre cette mesure.

Depuis mon enfance, j’ai entendu dire que les Allemands emportaient les terres ukrainiennes.

La propriété foncière était déjà privatisée, mais il existe cette crainte que, si on autorise son achat et sa vente comme n’importe quel autre bien, les grandes entreprises puissent se l’accaparer.

C’est un sujet tabou dans la conscience populaire. On le retrouve également dans l’imaginaire populaire sur la Seconde Guerre mondiale. Depuis mon enfance, j’ai entendu dire que les Allemands emportaient la terre ukrainienne en train vers l’Allemagne. Ce n’est probablement pas vrai, mais cela montre la valeur que nous accordons à la terre.

Donc oui, c’était un sujet très problématique. Et Zelenski l’a finalement fait. Mais même avec toute la pression des institutions financières internationales qui l’ont poussé à le faire, il a fixé une série de limites. [Selon la loi, l’acquisition de terres par des étrangers ou des entités à capitaux étrangers doit être approuvée par référendum.]

Il a également approuvé une réforme du travail très dure en pleine guerre, en 2022.

Oui, je pense que cela peut s’expliquer dans le cadre de la stratégie du choc, telle que la décrit Naomi Klein.

Zelenski et son équipe font partie d’une nouvelle génération de responsables politiques qui ont grandi dans un cadre capitaliste. J’ai l’impression qu’ils sont sincèrement opposés aux oligarques et qu’ils sont également opposés aux syndicats, car ils considèrent ces deux institutions comme des obstacles au développement du libre marché. Ils ont donc pris certaines mesures pour lutter contre la concentration du capital dans l’oligarchie, mais ils se sont également opposés aux syndicats et à la réglementation socialiste, si je puis dire, des relations de travail.

En pleine guerre, ce n’était évidemment pas la principale préoccupation de Zelenski, mais Halyna Tretiakova, une députée de son parti qui dirige la commission des politiques sociales, a profité de l’occasion pour faire adopter trois lois horribles sur la libéralisation du travail en 2022.

On a beaucoup parlé des deux identités politiques différentes qui existent en Ukraine, à savoir celles des régions occidentales et orientales. Dans votre livre, vous les appelez « identité ethnique ukrainienne » et « identité slave orientale », mais je pense que vous êtes un peu critique à l’égard de la manière dont ces identités sont généralement expliquées.

L’une des critiques qui m’est le plus souvent adressée est que je ne nuance pas suffisamment. Il faut toujours mettre ces termes entre guillemets. L’identité que j’appelle « ethnique ukrainienne » n’est pas nécessairement une question de nationalisme ethnique en tant que tel, c’est un ensemble d’idées politiques vagues qui combine une sympathie pour l’Occident, une préférence pour un modèle économique plus libéral et un rôle plus important de la langue ukrainienne. À cela s’oppose un autre ensemble d’idées très, très complexe, que j’appelle « slave de l’Est », qui comprend le maintien de liens plus étroits avec la Russie et le monde post-soviétique, la neutralité sur la question de la langue ou la défense du statu quo, c’est-à-dire la prédominance du russe, et peut-être une plus grande régulation de l’économie. Je pense qu’il vaut mieux ne pas les qualifier de « pro-russes », car cela n’est pas nécessairement vrai, surtout depuis le début de cette guerre. Ils se définissent souvent comme non nationalistes, mais je pense qu’il s’agit d’une forme de nationalisme qui n’est pas reconnue comme telle.

Je continue à chercher de meilleurs mots pour décrire cette dualité… Ce n’est pas une dualité, c’est un spectre, un continuum. Il faut appréhender cela avec beaucoup de distance sceptique.

Diriez-vous que cette identité « slave orientale » est plus proche de la gauche ?

Encore une fois, cela dépend de ce que l’on entend par gauche.

Bien sûr.

Bien sûr, elle est plus proche de la gauche en termes de drapeaux et de symboles. L’Union soviétique et tout ça. Mais cela ne se traduit pas toujours par un soutien aux politiques en faveur de l’égalité. En Ukraine, les partis de gauche se sont très vite tournés vers la politique culturelle.

Vous affirmez que ces identités ont été exacerbées par les oligarques à des fins électorales.

Oui, j’essaie d’expliquer que ce n’est pas une question ancienne. Dans les années 2000, à partir de la « révolution orange », des modifications ont été apportées à la Constitution, qui ont donné plus de pouvoir au Parlement. La classe capitaliste des oligarques a donc dû s’adapter. Auparavant, ils s’adressaient directement au président. Ils ont dû créer des partis pour participer à la vie politique. Et ces partis devaient afficher une certaine idéologie. Au début, ils ont essayé de suivre le modèle européen classique avec une gauche et une droite, mais ils ont rapidement compris que cela était inutile. Il était plus facile d’appliquer le plus petit dénominateur commun, à savoir les identités nationales. Celles-ci étaient faciles à transformer en slogans et en publicités télévisées. Mon analyse est que c’est ainsi que ces deux camps se sont formés. Les plus pro-occidentaux, pro-ukrainiens, étaient alors appelés les oranges.

La faction pro-occidentale était en quelque sorte la deuxième ligne de l’oligarchie

Il m’a été demandé si les plus pro-russes étaient plus à gauche. Rhétoriquement, oui, et ils défendaient également le maintien de certaines politiques sociales, mais en même temps, cette fraction regroupait les capitalistes les plus puissants.

Parce qu’ils contrôlaient les grandes industries ?

Oui. La fraction pro-occidentale était comme une deuxième ligne de l’oligarchie.

Lorsque l’on aborde ces questions, on mentionne souvent la différence entre les régions les plus industrialisées et les plus agricoles.

Oui, dans le sud-est de l’Ukraine, il existe une ceinture hautement industrialisée, très urbaine, avec une forte densité de population. Au niveau macroéconomique, ces régions étaient les plus riches, celles qui produisaient le plus. Aujourd’hui, on ne sait pas ce qui va se passer, car ces industries vieillissent et je ne peux pas imaginer les capitalistes faire la queue pour investir à 50 kilomètres d’une ligne de front, même si celle-ci n’est pas active. La géographie économique est donc en train de changer, les investissements se concentrant désormais à l’ouest. Je ne sais pas ce qu’il va advenir de ces millions de personnes qui vivent de l’industrie et qui en sont quelque part fières.

Ces régions où la sympathie pour la Russie était la plus forte sont celles qui ont été les plus détruites par l’invasion russe.

Oui, oui. Certaines personnes qui vivent là-bas, avec lesquelles je suis resté en contact, sympathisaient avec Poutine et considèrent cela comme une trahison. Les plus « pro-russes » disaient que cela n’allait pas se produire, que c’était de la propagande des nationalistes ukrainiens.

Et maintenant, ils sont déçus. Enfin, pas seulement déçus. Ils sont victimes. Le plus grand nombre de victimes, la plus grande destruction d’infrastructures et de logements, s’est produit précisément dans des villes comme Marioupol et Kharkiv.

Vous avez vous-même dit que vous ne vous attendiez pas à l’invasion russe.

Oui, je n’ai pas honte de l’admettre. Je fais partie de ceux qui pensaient que cela n’allait pas arriver.

Je continue à participer à un grand groupe de discussion avec des travailleurs de l’aciérie. Dans le livre, je parle un peu de ce groupe, de la façon dont la politique a envahi les conversations et dont beaucoup de gens la rejetaient.

La veille de l’invasion, les débats se poursuivaient. Ils disaient des choses comme « pour qui nous prenez-vous ? Vous pensez vraiment que Poutine va attaquer ? Bien sûr que non ».

Le lendemain, tout le monde s’est mis à parler de questions pratiques. Que faisons-nous ? Où allons-nous ? Des choses très pratiques sur la manière de faire face à quelque chose qui, douze heures auparavant, ne semblait pas pouvoir arriver.

Les journalistes écrivent parfois que tout le monde a troqué la langue russe pour l’ukrainienne. Cela n’est vrai, en partie, que parmi les classes moyennes intellectuelles de villes comme Kiev. Dans l’armée, des milliers de personnes parlent russe. Dans une région russophone comme la mienne, les gens rejettent cette rhétorique.

En 2014, le gouvernement de Viktor Ianoukovitch a décidé de ne pas signer d’accord d’association économique avec l’Union européenne et de négocier avec la Russie. L’Ukraine entretenait des relations commerciales d’importance comparable avec les deux blocs.

À l’époque, oui. L’économie ukrainienne avait réussi à se maintenir dans un espace intermédiaire entre les deux blocs. Environ la moitié des exportations étaient destinées à l’Union européenne et l’autre moitié à l’ancienne Union soviétique. Les exportations vers la Russie et l’ancienne Union soviétique concernaient des produits de haute technologie, tels que des hélicoptères, des moteurs ou des locomotives. Les exportations vers l’Union européenne portaient sur des matières premières, car l’industrie ukrainienne ne pouvait rivaliser avec des entreprises telles qu’Alstom ou Siemens, mais les deux étaient importantes.

Aujourd’hui, on se souvient du président Ianoukovitch comme d’un homme très pro-russe, mais en réalité, il a passé la majeure partie de sa présidence sous la bannière de l’Union européenne. Non pas parce qu’il était un européen convaincu, mais parce que c’était la décision consensuelle des élites. Le problème est que ces élites dépendaient également de l’énergie, du pétrole et du gaz bon marché de la Russie.

J’étais journaliste économique à l’époque, je m’en souviens donc très clairement. Chaque semaine, j’écrivais la même chose. Poutine dit que l’Ukraine doit payer plus cher son gaz. Le Fonds monétaire international dit que l’Ukraine doit libéraliser les prix de l’énergie pour les ménages. Le gouvernement ukrainien dit « mon Dieu, nous ne pouvons pas faire cela ». Il dit « nous devons maintenir nos relations avec la Russie, mais la Russie doit comprendre que nous voulons signer ce traité avec l’UE ».

À partir 2012, la Russie a entamé une série de guerres commerciales.

À partir de 2012, la Russie a lancé une série de guerres commerciales. Un mois, c’était le lait, le mois suivant, les locomotives. C’était assez explicite. C’était comme dire « ce n’est que le début de ce qui vous attend si vous signez ce traité ».

Qu’attendait le gouvernement ukrainien, la classe capitaliste ukrainienne, à ce moment-là ? Ils espéraient que l’Union européenne leur apporte une aide économique ou une compensation pour ce qu’ils allaient perdre, en raison de la hausse des prix du gaz. Mais cela ne s’est jamais produit. Il existe une vidéo de Ianoukovitch discutant avec Merkel lors du sommet de Vilnius. Il tente d’exprimer par son langage corporel qu’il se trouve dans une situation compliquée. Et la réponse de l’UE a été non, qu’elle ne pouvait rien faire de tel. Yanukovitch s’est alors tourné vers la Russie. Tout cela a été beaucoup plus mouvant et contradictoire que ce qui est raconté.

Puis la révolte connue sous le nom d’Euromaïdan a éclaté, suivie de l’annexion de la Crimée par la Russie et des révoltes indépendantistes à Donetsk et Louhansk.

Le point de vue officiel en Ukraine est que tout a été entièrement organisé par la Russie. Il existe également un autre point de vue selon lequel tout a été entièrement organisé par la CIA. Si vous êtes spécialiste des relations internationales, il est normal que vous voyiez les choses ainsi. J’ai toujours été plus intéressé par tout ce qui touche aux dynamiques sociales. En Ukraine, il est totalement tabou de parler de guerre civile, on vous censure, mais d’un point de vue analytique, je ne vois aucun problème à dire que oui, entre 2014 et 2022, il y a eu un conflit qui comportait des éléments de guerre civile, avec de fortes influences extérieures. Pour ceux qui souhaitent approfondir le sujet, je recommande le livre publié par Serhiy Kudelia. Au total, environ 14 000 personnes ont perdu la vie dans ce conflit, en comptant les combattants des deux camps et les civils.

Nous avons tendance à analyser le passé à partir de nos connaissances actuelles, il est donc normal de considérer les événements de 2014 comme les précurseurs de ceux de 2022. Mais je ne pense pas que cela ait été aussi linéaire, il n’y avait pas de plan directeur de Poutine ni de qui que ce soit d’autre.

Certains analystes mettent en avant les préoccupations sécuritaires de la Russie face à l’expansion de l’OTAN vers l’est comme l’une des explications de l’invasion. Pensez-vous que ce facteur ait joué un rôle dans la décision du gouvernement russe ?

Je pense que l’OTAN a occupé une place excessive dans les analyses. Bien sûr, cette expansion vers l’est a eu lieu, mais c’était il y a de nombreuses années. Je trouve choquant la façon dont des personnes comme Mélenchon parlent du sommet de Bucarest de 2008. Je l’ai couvert en tant que journaliste et j’en ai un souvenir tout à fait différent. La délégation ukrainienne est arrivée avec de grands espoirs d’obtenir un schéma directeur en vue de l’adhésion à l’OTAN. Et elle a été éconduite. On lui a répondu par les phrases polies habituelles : « Oui, bien sûr, plus tard, peut-être, allez, au revoir ».

Aujourd’hui, ces phrases sont citées comme preuve que l’OTAN était très intéressée par l’Ukraine, mais les partisans de l’OTAN à l’époque étaient outrés. Il y avait eu des discussions publiques, des protestations, mais après cela, le débat a été clos. Jusqu’en 2014, lorsque la guerre a éclaté dans le Donbass, avec la présence de troupes étrangères sur le territoire.

Ce qui s’est passé à partir de 2022, c’est que l’OTAN a ajouté des milliers de kilomètres supplémentaires à sa frontière avec la Russie, car la Finlande l’a rejointe. Et personne en Russie ne semble très inquiet, les troupes ne sont pas là.

Si je ne me trompe pas, l’extrême droite n’a jamais obtenu de représentation significative au Parlement ukrainien, mais elle s’est fait remarquer dans les rues et il semble que la guerre l’ait renforcée. Quelle est la situation ?

Oui, c’est un paradoxe. Lors des élections, ils obtiennent généralement des résultats ridicules, 1% ou 2% des voix. Le maximum qu’ils aient atteint [le parti nationaliste d’extrême droite Svoboda] est de 10% lors des élections de 2012, lorsque Ianoukovitch a estimé qu’une telle opposition lui convenait. Mais il n’est pas très honnête de citer ces chiffres pour affirmer que l’extrême droite n’est pas un problème.

Comme vous l’avez dit, ils sont forts dans la rue. Je les appelle les « entrepreneurs de la violence politique ». Ils ont accumulé des ressources et savent comment les déployer.

Nous pouvons remonter au Maïdan ou Euromaïdan de 2014. Des centaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées sur cette grande place. La plupart étaient comme les personnes que je décris dans le livre, sans idéologie très affirmée. Elles rejetaient la corruption et les oligarques et voulaient vivre comme des Européens, c’est-à-dire avec de l’argent. Seule une petite minorité appartenait à des organisations d’extrême droite. Mais c’étaient les plus préparés, ils n’avaient pas peur d’attaquer la police, ils avaient des capacités de combat, ils savaient préparer des cocktails Molotov.

Ils ont construit leur capital politique sur le Maïdan et dans la guerre du Donbass, où ils étaient les combattants les plus motivés d’une armée désorganisée. Et maintenant, ils renforcent leur réputation dans cette nouvelle guerre, même si cette fois-ci, le gouvernement a mieux réussi à limiter leur influence.

Malheureusement, ils sont surreprésentés dans les médias. En premier lieu, parce qu’ils sont les premiers intéressés à se promouvoir. Mais aussi parce que les médias russes et ceux qui sympathisent avec Poutine en Occident les mettent en avant. Et parfois, le gouvernement ukrainien fait également des choses stupides.

La guerre dure depuis maintenant depuis trois ans. J’ai l’impression qu’elle est plus longue que ce que beaucoup de gens imaginaient au début. Je sais qu’il est impossible de répondre à cette question avec précision, mais d’après ce que vous percevez, que veulent les gens ? Cela peut-il être différent de ce que veut le gouvernement ?

Mon expérience directe concerne les réfugiés en France. En 2023, lorsque nous avons commencé à travailler avec eux, ils étaient tous très optimistes, ils pensaient que la victoire était proche. Et au début, ils devaient être encore plus optimistes, car beaucoup de gens ont quitté leur foyer en Ukraine en pensant que cela ne durerait que deux semaines, comme des vacances. Ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Ils comprennent désormais qu’ils sont des réfugiés.

En Ukraine, la situation est similaire. La réaction initiale a été une mobilisation totale, pour le meilleur et pour le pire. Je pense que le gouvernement a commis une erreur en alimentant un optimisme exagéré, cette idée qu’ils allaient récupérer la Crimée, enfin… À la fin de 2023, les sentiments ont commencé à changer, lorsque la contre-offensive n’a pas donné de résultats.

Maintenant, tout le monde veut que la guerre se termine

Puis Trump est revenu à la présidence des États-Unis. Le gouvernement et les intellectuels ukrainiens ont perçu cela comme un désastre. Mais parmi les gens ordinaires, d’après ce qu’on m’a dit, il y avait cet espoir implicite qu’une mauvaise fin serait préférable à cette horrible situation sans fin. Même s’il fallait faire des concessions. Cependant, lorsque Trump a annoncé sa proposition, même les personnes peu patriotes, si je puis dire, ont trouvé cela excessif. Laisser à la Russie des territoires qu’elle n’a pas encore occupés, céder des ressources naturelles à Trump…

Aujourd’hui, tout le monde veut que la guerre se termine. Cela ne fait pas partie du discours officiel du gouvernement ukrainien, mais je pense qu’il serait également prêt à faire des concessions territoriales, à condition que les conditions d’une paix solide soient garanties.

C’est ce qui manque dans toutes les propositions pour l’instant. Une garantie qu’ils ne recommenceront pas dans quelques années. Ce serait catastrophique, car si vous signez un accord maintenant et que dans deux ans, l’invasion recommence, on peut supposer que vous ne pourrez pas compter sur le même soutien des États-Unis et de l’Union européenne.

Ensuite, si vous regardez les élites européennes, certaines personnes se disent prêtes à combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. Il est vrai que toutes les parties ont leurs propres intérêts. Je ne pense pas que l’Union européenne soit guidée par une haine de la Russie ou un fanatisme en faveur de l’Ukraine. Je pense qu’elle est en train de réajuster ses politiques, qu’elle veut augmenter ses capacités militaires pour la prochaine décennie, qu’elle parle d’un plan pour 2030… et pour cela, en attendant, elle sacrifie l’Ukraine, elle la laisse saigner.

L’avenir s’annonce sombre.

Oui. Ça s’annonce mal. J’étais un activiste de gauche en Ukraine et je continue à me considérer comme un activiste de gauche. Quand je parle avec des gens de gauche ici, en Europe occidentale, je trouve ça étrange parce qu’ils ont tendance à rejeter le sujet. Ils disent que ce n’est que de la propagande. Et oui, ça l’est, c’est pourquoi je regrette qu’il n’y ait pas plus d’analyses d’un point de vue socialiste. Il n’y a que des slogans. D’accord, tu aimes la paix. Tu détestes la guerre. Bien sûr, nous aimons tous la paix, mais…

T’attendais-tu à quelque chose de différent de la part de la gauche ?

Le fait est que je n’ai pas non plus de réponses. Mais ce serait bien d’avoir un véritable débat sur ce qu’il faut faire, au-delà du simple rabâchage de slogans. Ce que je vois surtout, c’est une volonté d’ériger un mur et d’ignorer tout ce qui se passe à l’Est. Et beaucoup de gens ne considèrent pas leurs propres positions politiques de manière concrète.

Si tout est déjà du fascisme, nous n’avons pas à craindre que la situation empire. Penses-tu vraiment que les régimes politiques de l’Union européenne sont exactement les mêmes que celui de la Russie ? Ou préférerais-tu vivre sous un régime qui ressemble plus aux régimes de l’Est ?

D’un autre côté, si tu es un activiste convaincu qui souhaite que tout explose pour que la révolution soit possible, réfléchis-y à deux fois. Imagine un scénario réel de guerre et de chaos. Est-il vraisemblable que ton courant de la gauche se développe et accède au pouvoir politique ? Ou bien y a-t-il un groupe fasciste dans ton pays qui soit mieux placé ? Que ressortira-t-il du chaos que tu espères voir arriver ?

Denys Gorbach en conversation avec Elena de Sus, journaliste et membre de la rédaction de CTXT.
https://ctxt.es/es/20251001/Politica/50462/Elena-de-Sus-Denys-Gorbach-Ucrania-guerra-Rusia-izquierda-Europa-Putin-Zelenski.htm
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoordre avec l’aide de DeepLpro
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76582

De l’auteur
« La plupart des gens pensent à survivre » – un entretien avec Denys Gorbach
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/17/il-ny-a-pas-de-contradiction-entre-etre-antimilitariste-defenseur-des-droits-humains-et-officier-dans-larmee-ukrainienne-autres-textes/
L’Ukraine, la guerre et l’Union européenne
Entretien avec Daria Saburova et Denys Gorbach réalisé par Clément Petitjean
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/31/lukraine-la-guerre-et-lunion-europeenne/
Avec Volodymyr Artiukh : Une comparaison de l’auto-activité de la classe ouvrière à travers les soulèvements post-soviétiques (2013-2014)
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/09/20/une-comparaison-de-lauto-activite-de-la-classe-ouvriere-a-travers-les-soulevements-post-sovietiques-2013-2014/
Une cartographie identitaire de l’Ukraine en temps de guerre : thèse-antithèse-synthèse ?
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/08/02/une-cartographie-identitaire-de-lukraine-en-temps-de-guerre-these-antithese-synthese/