Idées et Sociétés, International

Sashko, une artiste-militante ukrainienne

Sashko fait partie de cette génération d’artistes ukrainien·nes qui, malgré la guerre, poursuit une intense activité de création d’œuvres, même si celle-ci plane sur « vraiment sur tout et sur chacun ». Réfugiée à Kyiv, cette jeune artiste de 20 ans a repris ses études à l’Académie nationale des beaux-arts et d’architecture où elle est la déléguée du dortoir de son université. Militante de Priama Diia, le syndicat étudiant ukrainien, « parce que c’est nécessaire », elle est également active dans la défense des droits des étudiants et participe activement aux mobilisations que connaît son université. Lors des manifestations massives de juillet qu’a connues l’Ukraine, on a pu la voir dans les cortèges qui pendant plusieurs jours ont sillonné la capitale.

Patrick Le Tréhondat

Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?

Bonjour ! Je m’appelle Sashko Piven, je suis étudiante à l’Académie nationale des beaux-arts et d’architecture, membre de Priama Diia et de подиху (un groupe militant dans mon université), j’étudie la scénographie et je viens de la magnifique ville de Kharkiv, mais je vis actuellement à Kyiv.

Tu es étudiante en art à Kyiv. Tu crées des dessins et des œuvres d’art. Mais tu vis dans un pays en guerre. Comment cette situation influence-t-elle ta créativité et ton inspiration ?

En réalité, je ne peux pas répondre à cette question de manière concise ou directe. Je me souviens de la première année, peut-être pendant un an et demi, où la guerre planait vraiment sur tout et sur chacun. À l’époque, je vivais à l’étranger et j’avais décidé de ne pas enseigner, ni de rendre public mon art tant que la guerre ne serait pas terminée, mais elle continue. Ce sentiment est venu avec le temps, mais la guerre est présente dans chacun de mes gestes, je vis dans un pays où elle se perpétue, chacune de mes œuvres a un contexte militaire, même mes travaux d’étude. À un moment donné, la guerre déterminait tout, elle était au centre de tout, et elle éclipsait tout le reste. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, elle n’est plus notre seule référence. C’est une pensée préoccupante, car nous dépendons de l’opinion des personnes à l’étranger et nous craignons que si nos problèmes sont trop connus, cela occultera la guerre et réduira l’aide apportée à l’Ukraine, mais j’espère que cela créera un sentiment de communauté, car les problèmes sont les mêmes partout. 

En ce qui concerne l’inspiration, en fait, d’après ce que je sais, c’est quelque chose qui se répand chez tous ceux qui s’adonnent depuis longtemps à ces activités similaires. L’inspiration, c’est simplement un état dans lequel, je ne sais pas, le désir de dessiner/créer quelque chose s’intensifie, mais ce désir n’est pas déterminant. C’est comme quand on cuisine : parfois, on a envie de préparer quelque chose d’intéressant, mais tu peux cuisiner tranquillement sans cela, il est rare que vous n’ayez pas une envie, c’est la même chose pour moi avec le dessin. Il y a des moments où on peut connaître un état particulier, et se dire « il faut le faire maintenant». Après les funérailles de David Chichkan[1] à Kyiv, j’étais à Lviv et j’ai fait un travail parce que j’ai ressenti le désir d’être pertinente, le besoin de faire quelque chose, de m’exprimer d’une manière ou d’une autre. 

Malheureusement, l’histoire de l’Ukraine a connu de nombreuses périodes de guerre, mais c’est précisément à ces moments-là que les artistes ont été extrêmement créatifs. Je pense aux artistes d’avant-garde des années 1920, à la « génération fusillée » ou, à l’époque du stalinisme (c’était la période du dégel khrouchtchévien), aux magnifiques mosaïques d’Alla Gorska, assassinée par le KGB. Qu’est-ce qui tinspire chez ces artistes dans la situation actuelle en Ukraine ?

Ce qu’ils ont accompli. La plupart de leurs œuvres ont été réalisées pendant l’occupation, je n’ai pas vécu cela, mais il y a des jours où je pense, j’espère, que mon activité pourra aussi avoir un impact et faire partie de quelque chose qui me dépasse. 

Quelles sont tes sources d’inspiration aujourd’hui ? Comment travailles-tu ? Dans un atelier ?

Hum, c’est une question complexe. L’inspiration peut provenir de n’importe quoi, mais récemment, mes activités ou ce que j’aimerais faire sont en rapport avec des illustrations à caractère politique, des images pour le syndicat et pour mes études. Dans mon académie, nous avons un système d’ateliers, mais en général, je dessine beaucoup d’images abstraites différentes lorsque je discute avec des personnes et j’aime ensuite leur offrir. J’ai dessiné une œuvre cette nuit, pendant les bombardements de Kyiv [voir le dessin en mauve « commun, liberté, égalité, solidarité »]. L’idée m’est venue lors d’une promenade avec ma voisine de chambre (je vis dans un dortoir). Cela peut donc être sans aucun doute n’importe où et n’importe quand.

Tu es également membre de Priama Diia. Peux-tu nous dire pourquoi tu as rejoint le syndicat étudiant ?

Parce que c’était nécessaire. C’était en mars 2025, nous vivions alors une période très intense à l’Académie, avec des piquets de grève pour de meilleures conditions de vie dans la résidence universitaire. Puis il y eu des discussions et des réunions avec l’administration, pour lesquelles nous avions besoin des militant·es de Priama Diia qui n’étaient été présent·es auparavant, mais qui ont été au cœur de l’action depuis le début. Ils et elles se sont simplement battu·es avec nous, sur un pied d’égalité. Notre administration ne voulait vraiment pas de « personnes extérieures », alors nous avons essayé de les «intégrer » malgré tout. Pour cela, nous avions besoin d’une base, d’un centre d’action directe dans notre académie, et c’est ainsi que je me suis retrouvée dans tout cela.

À Kyiv, à l’Académie nationale des arts plastiques et d’architecture, tu es déléguée du dortoir. Peux-tu nous parler des conditions de logement des étudiants ?

Notre académie est petite et ne dispose que d’un seul dortoir, en fait pour y accéder c’est le seul escalier dans le bâtiment. Ce bâtiment a été construit il y a longtemps spécialement pour les dortoirs des universités artistiques, et dans notre partie du bâtiment, aucune rénovation majeure n’a été effectuée depuis, enfin, jusqu’au printemps dernier. Les étudiants et les étudiantes vivent à deux ou trois dans une chambre, partagent les cuisines et les toilettes, les douches qui malheureusement, se trouvent au sous-sol, tout comme les machines à laver, non loin de l’abri. Dans les cuisines, nous avons un accès à un balcon qui est en mauvais état depuis 2020. Après le début de l’invasion à grande échelle, les étudiant·es de notre académie ont commencé à payer des charges. Selon la loi ukrainienne, les charges ne doivent pas dépasser 40 % de la bourse (au moment de l’entretien, la bourse était de 2 000 UAH, 41 euros), mais notre administration interprète cela à sa manière, et en février 2025, chaque étudiant·e devait payer plus de 1 700 UAH (35 euros) de charges, et compte tenu du fait que nous payons 800 UAH (17 euros) pour le logement, la bourse ne nous permet pas de vivre, nous sommes dans le rouge rien qu’avec le paiement du logement, sans parler de la nourriture. Nous sommes un établissement artistique, le matériel pour les études représente également une somme importante, et l’académie ne couvre rien de tout cela. En février, lorsque les charges étaient plus élevées, les conditions de vie étaient tout simplement insupportables : la température dans les chambres variait entre 12 et 20 degrés, l’eau chaude s’épuisait très rapidement dans les douches des femmes, tandis que dans celles des hommes, il n’y en avait pratiquement pas pendant une semaine, et dans le bloc de gauche, il n’y avait pas d’eau chaude dans les cuisines pendant une semaine également. Cependant, après les protestations, des travaux de rénovation ont été entrepris, nos charges ont été réduites, le nombre d’employés de service dans la résidence universitaire a augmenté, mais les charges sont toujours en vigueur, la moisissure dans les douches et l’attitude condescendante de l’administration persistent.

Priama Diia a mené de nombreuses luttes pour la rénovation des dortoirs. Comment avez-vous organisé cette lutte ?

Si l’on prend l’exemple de la NAOMA (Académie nationale des beaux-arts et d’architecture), tout cela a été un peu chaotique, surtout au début, et un peu traumatisant pour moi, mais ensuite, Priama Diia a fait son apparition. Au début, vers novembre ou décembre, des militants et militantes sont venus à l’académie car on leur avait fait parvenir un commentaire sur les mauvaises conditions de vie, et pour pouvoir communiquer avec les autres étudiant·es. Peu de temps après, une de mes amies proches a contacté les militant·es de Priama Diia à cause du froid dans sa chambre et un chat de 70 personnes a été créé, avec tous ceux-celles qui le souhaitaient dans la résidence universitaire, puis il y a eu la première réunion commune dans l’espace étudiant situé dans le bâtiment universitaire. Il y a eu une réunion avec l’administration et des réunions systématiques, c’est-à-dire qu’une fois par semaine, nous avons organisé une conférence téléphonique en ligne et discuté de la situation et de ce qu’il fallait faire. Nous nous sommes préparés à organiser un piquet de grève pendant environ deux semaines, nous avons publié des messages et mobilisé les étudiants en parcourant les ateliers. Lors du premier piquet de grève, il y avait plus de 150 personnes, je ne sais pas exactement le nombre, mais il semble que cela a été le piquet étudiant le plus massif d’une université depuis le début de l’invasion à grande échelle. Mi-avril, un deuxième piquet a eu lieu, puis PoDyakh a été créé, le premier groupe d’action directe à la NAOMA, mais il y a eu du sabotage de la part de l’administration. De nombreuses universités ont actuellement mis en place un enseignement mixte [en ligne et présentiel] en raison de la guerre. À la NAOMA, cela se traduit par un jour en présentiel par semaine pour chaque cours. Depuis la reprise des cours en présentiel, il n’y a pas eu de jour supplémentaire de cours en ligne, alors que dans d’autres établissements d’enseignement, il est courant d’organiser une journée en ligne après des bombardements nocturnes. Mais à la NAOMA, cette pratique n’existait pas, sauf exception pour le jour du piquet de grève. Aujourd’hui, les étudiants et étudiantes de l’académie plaisantent, pendant les bombardements de la ville, sur le fait qu’il faut venir avec des pancartes pour que la journée de cours en ligne ait lieu. 

En réalité, mon académie est petite, elle compte moins de 1 000 étudiant·es, ce qui crée une grande cohésion. La plupart des étudiant·es sont conscient des problèmes et se sentent directement concerné·es pour un grand nombre d’entre eux-elles. Le processus de mobilisation a été relativement facile, car les étudiants·es étaient fatigué·es et en colère contre l’arbitraire de l’administration. Depuis plusieurs années, de nombreux étudiant·es tentaient de résoudre ce problème. Nous réfléchissons actuellement à la suite des actions à mener pour supprimer complètement les charges, car nous avons commencé à payer moins. En réalité, il y a beaucoup de conséquences positives, comme je l’ai mentionné plus haut, mais il y a eu des pressions sur les étudiant·es actif·ves et l’administration tente de se venger de nous. Selon certaines rumeurs, une nouvelle membre de l’administration voudrait faire le tour des chambres pour vérifier leur propreté. 

Quelles autres actions syndicales menez-vous ?

Nous avons beaucoup de projets et il est difficile de les classer par ordre de priorité. Depuis l’été, nous avons commencé à nous occuper de l’espace étudiant créé par les étudiants en 2019, nous y avons fait le ménage et organisé les premiers événements, mais notre administration nous a imposé des formalités administratives, dont je suis responsable, car il se trouve que les documents relèvent de ma compétence, et je dois les traiter le plus rapidement possible. Nous poursuivons notre campagne pour une bonne gestion de la résidence universitaire et nous sommes en train de créer un conseil étudiant, car l’année dernière, il n’était représenté que par sa présidente, une jeune fille qui fait également partie de Priama Diia. Or, le conseil étudiant est indispensable pour accéder à divers documents et résoudre des questions (l’année dernière, notre administration a déclaré que le conseil étudiant n’était pas un organe légitime, ce qui complique considérablement les choses). Au moment même de cet entretien, nous, les étudiant·es de la NAOMA, avons appris que le semestre allait être raccourci et nous prévoyons de nous y opposer. Après l’expérience du printemps dernier, des voix s’élèvent déjà pour appeler à la protestation, mais nous commencerons malheureusement par lutter contre la bureaucratie de l’administration. Nous nous occupons de l’espace étudiant, de la création de nouvelles instances d’autogestion au sein de l’académie pour une plus grande décentralisation, de la vie en communauté et maintenant du semestre raccourci.

Une question difficile.  Comment vois-tu ton avenir et celui de l’Ukraine ?

C’est vraiment compliqué. Dans deux ou trois ans, je pourrais sûrement donner une réponse claire, de parler de mes projets dans le monde d’après-guerre, mais pour l’instant, je ne sais pas. Je ne sais pas combien de temps la guerre va durer, quels problèmes il y aura après et ce qu’il faudra faire. Je ne veux pas spéculer et dramatiser, car nous avons déjà tellement de problèmes en ce moment qu’il serait absurde de les ignorer et de les remettre à plus tard. J’ai perdu une amie à cause de la guerre, en janvier 2023. J’étais plus âgée qu’elle, même si nous avions que deux ans d’écart. Elle était étudiante et vivait sa vie, puis une roquette russe a mis fin à tout cela. Personne ne s’attend à la mort, à la violence, elles arrivent toujours de manière inattendue, cela me pèse, je pense que je fais ce que je peux, je veux faire plus, mais ni mon espoir, ni ma motivation, ni ma foi ne reposent sur un avenir incertain, sur l’Ukraine d’après-guerre, sur la révolution, sur une vie belle et idéale. Si je vois cela, ce sera un miracle, mais je veux simplement que le plus grand nombre possible de personnes ne connaissent pas la douleur et les problèmes que j’ai connus. Nos pensées sur l’avenir nous amènent toujours à penser à la fin de la guerre, à une bouée de sauvetage et à de doux rêves, mais je pense que cela va devenir plus difficile, car la ligne de front se rapproche et notre responsabilité est plus importante. Je sais ce que je veux faire après avoir obtenu mon diplôme universitaire, je pense que je vais commencer à le faire pendant mes études, ni plus ni moins, mais je veux un théâtre sincère, libre et accessible, je pense qu’il sera ouvert à gauche et gratuit ou peu coûteux, qu’il sera provocateur et politique, que nous jouerons des pièces directement dans la rue et que nous fuirons la police si nécessaire. Je pense qu’alors j’aurai plus de force et d’influence pour faire quelque chose, tout simplement quelque chose de bien.

16 septembre 2025


[1] David Chichkan, artiste libertaire, mort au combat contre le fascisme russe le 9 août 2025 à Zaporijjia.

Entretien et traduction Patrick Le Trehondat