Nourrir l’Etat guerrier. « Nous perdons, les fabricants d’armes gagnent »
Le Sénat des Etats-Unis est sur le point d’adopter le projet de loi clairement mal nommé « big beautiful bill » (la grande et belle loi). Il s’agit en réalité de l’une des lois les plus monstrueuses jamais adoptées par le Congrès de mémoire d’homme. La version récemment adoptée par la Chambre des représentants prévoit une réduction de 1700 milliards de dollars, principalement dans les dépenses intérieures, tout en accordant aux 5% des contribuables les plus riches environ 1500 milliards de dollars d’allégements fiscaux.
Au cours des prochaines années, ce même projet de loi ajoutera 150 milliards de dollars supplémentaires au budget du Pentagone, qui atteint déjà le chiffre record de 1 000 milliards de dollars. En bref, à l’heure actuelle, dans la bataille entre « l’Etat providence » et « l’Etat guerrier », ce sont les militaristes qui l’emportent.
Les dépenses inutiles du Pentagone et les personnes qu’elles lèsent
Le projet de loi, adopté par la Chambre des représentants et actuellement examiné par le Sénat, allouerait des dizaines de milliards de dollars à la poursuite du projet Golden Dome [système défensif multicouche pour contrer les missiles balistiques, hypersoniques et de croisière], cher au président Trump mais voué à l’échec, que Laura Grego [physicienne et astronome, directrice du Global Security Program], de l’Union of Concerned Scientists, a qualifié de « fantaisie ». Elle a expliqué précisément pourquoi le Golden Dome, censé protéger les Etats-Unis contre une attaque nucléaire, est un rêve chimérique :
« Au cours des 60 dernières années, les Etats-Unis ont dépensé plus de 350 milliards de dollars pour développer une défense contre les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) à tête nucléaire. Ces efforts ont été marqués par de faux départs et des échecs, et aucun n’a encore démontré son efficacité contre une menace réelle… Les défenses antimissiles ne constituent pas une stratégie utile ou à long terme pour protéger les Etats-Unis contre les armes nucléaires. »
Le projet de loi prévoit également des milliards supplémentaires pour la construction navale, de nouveaux investissements importants dans l’artillerie et les munitions, ainsi que le financement d’avions de combat de nouvelle génération comme le F-47 [Trump est le 47e président des Etats-Unis !].
Après que tous ces programmes d’armement auront obtenu leur part colossale du futur budget du Pentagone, quelque part tout en bas de la liste figure une ligne budgétaire destinée à améliorer la qualité de vie du personnel militaire en service actif. Mais la part destinée au bien-être des soldats, des marins et des aviateurs (hommes et femmes) représente moins de 6% des 150 milliards de dollars que le Congrès s’apprête à ajouter au budget déjà colossal de ce département. Et cela malgré les affirmations répétées des faucons du budget du Pentagone selon lesquelles les sommes colossales qu’ils prévoient systématiquement d’y injecter – et les coffres débordants des entrepreneurs qu’il finance – sont « pour les troupes ».
Une grande partie des fonds prévus dans le projet de loi ira aux circonscriptions électorales des membres clés du Congrès (ce qui leur procurera un avantage politique considérable). Par exemple, le projet Golden Dome permettra d’envoyer des milliards de dollars à des entreprises basées à Huntsville, en Alabama, qui se surnomme « Rocket City » en raison du réseau dense d’entreprises qui y travaillent à la fois sur des missiles offensifs et des systèmes de défense antimissile. Et cela, bien sûr, sonne comme une musique douce aux oreilles du représentant Mike Rogers (républicain, Alabama), l’actuel président de la Commission des forces armées de la Chambre des représentants, qui se trouve justement être originaire de l’Alabama.
Les fonds destinés à la construction navale aideront à soutenir des fabricants d’armes tels que HII Corporation (anciennement Huntington Ingalls), qui exploite un chantier naval à Pascagoula, dans le Mississippi, l’Etat d’origine du président de la Commission des forces armées du Sénat, Roger Wicker (républicain du Missouri). Ces fonds seront également alloués à des chantiers navals dans le Maine, le Connecticut et la Virginie.
Ces fonds profiteront aux coprésidents du Shipbuilding Caucus de la Chambre des représentants, le représentant Joe Courtney (démocrate du Connecticut) et le représentant Rob Wittman (républicain de la Virginie). Le Connecticut abrite l’usine Electric Boat de General Dynamics, qui fabrique des sous-marins équipés de missiles balistiques, tandis que la Virginie accueille le chantier naval Newport News Shipbuilding de HII Corporation, qui construit à la fois des porte-avions et des sous-marins d’attaque.
Le projet de défense antimissile Golden Dome, pour lequel le président Trump a promis d’investir 175 milliards de dollars au cours des trois prochaines années, profitera aux petites et grandes entreprises. Parmi celles-ci figurent des entreprises telles que Boeing, Lockheed Martin et Raytheon (aujourd’hui RTX), qui construisent les systèmes de défense antimissile de la génération actuelle, ainsi que des entreprises technologiques militaires émergentes telles que Space X d’Elon Musk et Anduril de Palmer Luckey [qui a soutenu Donald Trump], qui, selon certaines rumeurs, pourraient jouer un rôle de premier plan dans le développement du nouveau système antimissile.
Et au cas où vous pensiez que ce pays prévoyait uniquement d’investir dans la défense contre une attaque nucléaire, une forte augmentation des dépenses consacrées à de nouvelles ogives nucléaires sous l’égide de l’Agence nationale de sécurité nucléaire (NNSA) du ministère de l’Energie a été proposée pour l’exercice 2026. Trente milliards de dollars, pour être exact, ce qui représenterait une hausse de 58% par rapport au budget de l’année précédente. Dans le même temps, au sein de cette agence, les programmes de non-prolifération, d’assainissement et d’énergie renouvelable devraient subir d’importantes réductions, laissant 80% du financement proposé par la NNSA être consacré à – oui, vous l’avez deviné – l’armement nucléaire. Ces fonds iront à des entreprises telles que Honeywell, Bechtel, Jacobs Engineering et Fluor, qui contribuent à l’exploitation de laboratoires nucléaires et de sites de production nucléaire, ainsi qu’à des établissements d’enseignement tels que l’université du Tennessee, Texas A&M et l’université de Californie à Berkeley, qui aident à gérer des laboratoires d’armes nucléaires ou des sites de production nucléaire.
Affaiblir le filet de sécurité sociale – et l’Amérique
Et tandis que les fabricants d’armes vont se gaver grâce à cette nouvelle injection massive de liquidités, le personnel militaire, passé et présent, va clairement être négligé. Pour commencer, l’administration des anciens combattants est sur le point de subir d’importantes coupes budgétaires, pouvant aller jusqu’à 80 000 licenciements, une mesure qui ralentirait sans aucun doute le traitement des prestations pour ceux qui ont servi dans les guerres passées des Etats-Unis. La recherche sur les maladies qui touchent de manière disproportionnée les anciens combattants sera également réduite, ce qui devrait être considéré comme un scandale.
Pendant ce temps, des centaines de milliers d’anciens combattants des guerres désastreuses menées par ce pays en Afghanistan et en Irak continueront de souffrir de blessures physiques et psychologiques, notamment de traumatismes crâniens et de troubles de stress post-traumatique (TSPT). Réduire la recherche qui pourrait permettre de trouver des solutions plus efficaces à ces problèmes devrait être considéré comme une honte nationale. Dans le même temps, les militaires en service actif, qui ne reçoivent qu’une infime partie des 150 milliards de dollars supplémentaires potentiels du Pentagone, ont tout autant besoin d’aide.
Pire encore, si l’on détourne un instant le regard du Pentagone, les coupes dans le reste de ce « beau projet de loi » auront probablement un impact sur la majorité des Américains, qu’ils soient démocrates, indépendants ou républicains partisans de Donald Trump. Leurs effets ne se manifesterons peut-être pas avant des mois, lorsque les réductions des dépenses qu’il contient commenceront à se faire sentir. Cependant, l’adoption de politiques qui privent les gens de nourriture et leur refusent des soins médicaux ne causera pas seulement des souffrances inutiles, mais coûtera aussi des vies.
Comme l’a déclaré il y a plus de 70 ans le président (et ancien général) Dwight D. Eisenhower, un républicain d’un tout autre genre, la sécurité ultime d’une nation ne réside pas dans le nombre d’armes qu’elle peut accumuler, mais dans la santé, l’éducation et la résilience de son peuple. Le « big beautiful bill » et la politique clivante qui l’entoure menacent les fondements mêmes de notre puissance nationale.
Affrontement entre entrepreneurs ?
Alors que les coupes budgétaires menacent d’affaiblir la population, des priorités de dépenses faussées renforcent les fabricants d’armes. Les cinq grands – Lockheed Martin, RTX, Boeing, General Dynamics et Northrop Grumman – produisent la plupart des systèmes d’armement coûteux actuels, des sous-marins et missiles balistiques intercontinentaux aux chars, avions de combat et systèmes de défense antimissile. Dans le même temps, des entreprises technologiques émergentes telles que Palantir [dont le président et Peter Thiel], Anduril [Peter Thiel est aussi un investisseur majeur dans Anduril] et Space X [d’Elon Musk] tirent profit de contrats portant sur des véhicules sans pilote, des systèmes de communication avancés, des lunettes de nouvelle génération pour l’armée, des systèmes anti-drones et bien d’autres choses encore.
Mais même si les dépenses militaires atteignent des niveaux records ou quasi records, une lutte pourrait encore opposer les cinq grands et les entreprises technologiques émergentes pour obtenir la plus grande part de ce budget. L’Army Transformation Initiative (ATI) pourrait être l’un des fronts de la bataille à venir entre les cinq grands et les militaristes de la Silicon Valley. Selon le Secrétaire à l’Armée Daniel P. Driscoll, l’un des objectifs de l’ATI est « d’éliminer les systèmes obsolètes ».
Driscoll critique sévèrement la manière dont les membres du Congrès allouent les fonds budgétaires – un processus connu sous le nom de « pork barrel politics » (politique clientéliste) – à des postes que les services militaires n’ont même pas demandés (et ils en demandent beaucoup), simplement parce que ces systèmes pourraient créer plus d’emplois et générer plus de revenus pour leurs Etats ou leurs circonscriptions. Il s’est en fait engagé à adopter une approche incompatible avec le processus actuel, étroitement local, d’élaboration du budget du Pentagone. « Les lobbyistes et les bureaucrates ont pris le pas sur l’armée dans la hiérarchisation des priorités en matière de soldats et de combat », a-t-il insisté.
Driscoll tient un discours musclé lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux grands entrepreneurs existants. Il est manifestement prêt à faire pression pour une « réforme », même si cela signifie que certains d’entre eux doivent mettre la clé sous la porte. En fait, il semble même s’en réjouir : « Je considérerai comme un succès le fait que, dans les deux prochaines années, l’un des principaux entrepreneurs ne soit plus en activité. » (Les « principaux entrepreneurs » sont les grands entrepreneurs tels que Lockheed Martin et General Dynamics qui dirigent les grands programmes et obtiennent la majeure partie du financement, dont ils redistribuent une part importante à des sous-traitants dans tout le pays et dans le monde entier.)
Mettre fin à la politique clientéliste au profit d’une approche dans laquelle le Pentagone n’achète que des systèmes qui correspondent à la stratégie de défense réelle du pays, comme le suggère Driscoll, pourrait sembler un pas en avant significatif. Mais attention à ce que vous souhaitez. Les fonds libérés en empêchant les représentants du Congrès de traiter le budget du Pentagone comme une tirelire pour acheter la loyauté de leurs électeurs iront presque certainement à des entreprises technologiques émergentes prêtes à construire des systèmes de nouvelle génération tels que des essaims de drones, des armes capables de détruire des missiles hypersoniques ou des véhicules terrestres, des avions et des navires sans pilote ! Driscoll est un grand passionné de technologie, tout comme son ami et camarade de classe à la faculté de droit de Yale, J.D. Vance [le vice-président], qui a d’abord été employé par le cofondateur de Palantir, Peter Thiel, qui a ensuite soutenu sa candidature au Sénat de l’Ohio, couronnée de succès.
Comme les entreprises technologiques ne disposent pas de réseaux de production aussi étendus que ceux des cinq grands dans les circonscriptions clés du Congrès, elles doivent trouver d’autres moyens de persuader le Congrès de financer leurs programmes d’armement. Heureusement, les militaristes de la Silicon Valley comptent un nombre important d’anciens employés ou de mécènes de l’administration Trump qui peuvent plaider leur cause.
En outre, les sociétés de capital-risque spécialisées dans les technologies militaires ont embauché au moins 50 anciens responsables du Pentagone et de l’armée, qui peuvent tous les aider à exercer leur influence sur l’administration Trump et le Congrès. La plus grande « prise » a été l’embauche par Palantir de l’ancien membre du Congrès du Wisconsin Mike Gallagher (républicain), qui avait dirigé la commission spéciale du Congrès sur la Chine communiste, connu pour ses positions bellicistes.
Certains journalistes et analystes politiques se sont demandé si la querelle entre Donald Trump et Elon Musk allait nuire au secteur des technologies militaires. Eh bien, ne vous inquiétez pas. Même si Trump mettait à exécution sa menace de supprimer le financement public des entreprises de Musk, les missions qu’elles accomplissent – du lancement de satellites militaires au développement d’un accès Internet plus sécurisé pour le personnel militaire déployé – se poursuivraient, mais sous l’égide d’autres entreprises. Il y aurait certes quelques frictions, simplement parce qu’il est difficile de changer de fournisseur du jour au lendemain sans ralentir la production. Et la transition, si elle devait avoir lieu, ajouterait également des coûts à des programmes déjà extrêmement coûteux.
Mais la menace de Trump d’annuler les contrats de Space X pourrait bien n’être qu’un argument de plus dans sa guerre verbale avec Musk, plutôt qu’une mesure que son administration a l’intention de mettre en œuvre. Même si Musk et son président ne se réconcilient jamais, les coupes budgétaires dans la diplomatie internationale et les services sociaux nationaux que Musk a initiées continueront de causer de graves dommages pendant des années.
L’argent ne peut pas acheter la sécurité
Le passage des cinq grands aux entreprises technologiques militaires émergentes ne sera pas seulement une question d’argent et de technologie. Les figures clés de la coalitions croissante des militaristes de la Silicon Valley, comme Alex Karp, PDG de Palantir, considèrent la fabrication d’armes comme plus qu’un simple pilier nécessaire de la défense nationale. Ils y voient une mesure de caractère national.
Le nouveau livre d’Alex Karp, The Technological Republic: Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West, mélange l’idéologie de la guerre froide des années 1950 et les technologies émergentes du XXIe siècle. Il dénonce l’absence de concepts unificateurs tels que « l’Occident » et considère que trop d’Américains sont des fainéants dépourvus de fierté nationale ou de patriotisme. Sa solution, une mission nationale censée fédérer, est – roulement de tambour – un projet Manhattan [le programme historique de la mise au point de la bombe nucléaire] moderne pour le développement des applications militaires de l’intelligence artificielle. Dire qu’il s’agit là d’une version appauvrie de ce que devrait être la mission de ce pays est un euphémisme. De nombreuses autres possibilités viennent à l’esprit, qu’il s’agisse de lutter contre le changement climatique, de prévenir les pandémies, d’améliorer notre système éducatif ou de construire une société où les besoins fondamentaux de chacun sont satisfaits, laissant place à toutes sortes d’activités créatives.
Les techno-optimistes sont également obsédés par la préparation d’une guerre avec la Chine, qui, selon Palmer Luckey, le fondateur de 32 ans de la société de technologie militaire Anduril, aura lieu d’ici 2027 ! Et beaucoup dans son entourage, dont Marc Andreessen, de la société de capital-risque Andreessen Horowitz, sont convaincus que les risques potentiels liés au développement de l’IA sont insignifiants par rapport à la nécessité de « battre la Chine », non seulement en étant les premiers à mettre au point des applications militaires sophistiquées, mais aussi en remportant une future guerre avec Pékin, si cela s’avère nécessaire. Les discussions sur la diplomatie pour éviter une guerre autour de Taïwan ou sur la coopération sur des questions mondiales telles que le changement climatique, les épidémies et la construction d’une économie mondiale plus inclusive et moins inégalitaire sont rares parmi les militaristes purs et durs de la Silicon Valley. Au lieu de cela, ce groupe consacre énormément de temps et d’argent à chercher d’influencer l’avenir de la politique étrangère et militaire des Etats-Unis, ce qui constitue une évolution dangereuse.
Que les entreprises technologiques émergentes parviennent ou non à construire des armes moins chères et plus performantes n’aura aucune importance si ces développements s’inscrivent dans une stratégie agressive susceptible de déclencher un conflit dévastateur avec la Chine. Si la lutte entre les cinq grands et les leaders technologiques peut s’avérer intéressante à observer, elle est également inquiétante pour l’avenir de la politique économique et étrangère de notre pays, sans parler de la forme et de la taille de notre budget national.
Le reste d’entre nous, qui ne sommes pas milliardaires et ne touchons pas 20 millions de dollars par an comme les PDG des grandes entreprises d’armement (financées directement ou indirectement par nos impôts), devrions jouer un rôle de premier plan dans la réflexion et la révision du rôle mondial de ce pays et de nos politiques intérieures. Si nous ne relevons pas ce défi, ce pays pourrait finir par troquer une forme de militarisme, mené par les cinq grands, contre une autre, dirigée par des leaders technologiques bellicistes et imbus d’eux-mêmes, qui se soucient davantage de gagner de l’argent et de créer de nouvelles technologies dévastatrices que de la démocratie ou de la qualité de vie de « l’Américain moyen ».
William D. Hartung
William D. Hartung est chercheur senior au Quincy Institute for Responsible Statecraft et coauteur, avec Ben Freeman, de The Trillion Dollar War Machine: How Runaway Military Spending Drives America into Foreign Wars and Bankrupts Us at Home (à paraître chez Bold Type Books).
Article publié sur le site Tom Dispatch le 1er juillet 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre
https://alencontre.org/laune/nourrir-letat-guerrier-nous-perdons-les-fabricants-darmes-gagnent.html
Alimentar al Estado guerrero. « Nosotros perdemos, los fabricantes de armas ganan »
https://vientosur.info/alimentar-al-estado-guerrero-nosotros-perdemos-los-fabricantes-de-armas-ganan/