Dix enquêtes de médias ukrainiens qui bousculent : l’urgence de soutenir un journalisme d’investigation dans un contexte fragilisé

En pleine invasion russe à grande échelle, et malgré la suspension des financements américains il y a quelques mois, les rédactions ukrainiennes ont toujours poursuivi leur mission d’intérêt public : enquêter, révéler les abus de pouvoir et demander des comptes aux autorités, notamment en matière de corruption. Une mission d’autant plus cruciale aujourd’hui que l’indépendance des deux principales institutions anticorruption du pays est menacée. Reporters sans frontières (RSF) met en lumière dix enquêtes menées par des médias d’investigation et appelle à un soutien urgent pour garantir la pérennité de leur travail dans un contexte de plus en plus fragilisé.
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En Ukraine, la lutte contre la corruption est un enjeu majeur, aussi portée par les médias d’investigation. Cette dynamique est aujourd’hui fragilisée : le 22 juillet, de nouveaux amendements, votés et promulgués dans la foulée, ont placé les principales institutions anticorruption sous la tutelle du procureur général – lui-même nommé par le président. Face à cette prise de contrôle par le pouvoir, qui entraîne des manifestations populaires du pays, le travail des médias d’investigation est crucial. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, ils n’ont cessé d’enquêter sur la corruption interne et les crimes de guerre russes. Mais leur travail s’exerce dans un contexte politique et économique de plus en plus menacé.
“En pleine invasion russe à grande échelle et avec l’urgence de documenter les centaines de milliers de crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine, les journalistes d’investigation poursuivent aussi leur travail sur d’autres sujets dont celui de révéler les abus de pouvoir. Dans un contexte de guerre éprouvant, ces médias subissent le gel des financements américains, des pressions politiques et en ligne. RSF met en lumière dix enquêtes emblématiques, dont certaines ont abouti à des poursuites judiciaires ou la destitution de certains responsables, et exhorte la communauté internationale à les soutenir sur le long terme dans un environnement fragilisé.
Pauline Maufrais
Chargée de zone Ukraine chez RSF
Grâce au travail des journalistes d’investigation, l’impunité recule. Détournements de fonds, abus de pouvoir, commerce illégal avec la Russie : les révélations se multiplient dans les médias, provoquant parfois des remous jusqu’au sommet de l’État. Plusieurs enquêtes ont conduit à l’ouverture de procédures par des institutions anticorruption, dont l’indépendance est désormais entravée. En 2023, une investigation sur des contrats alimentaires surfacturés dans l’armée, menée par Yuriy Nikolov, cofondateur du média Nashy Hroshy (“Notre Argent”), a contribué à la démission du ministre de la Défense. À Mykolaïv, le média local NikVesti a révélé un scandale lié à la gestion opaque d’une piscine municipale, entraînant le renvoi de quatre élus.
Forts de leurs révélations d’intérêt général, ces médias sont exposés à des pressions. À cela s’ajoute désormais le risque d’asphyxie économique. Avec la fermeture de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), un des bailleurs internationaux phares du pays, ils se sont retrouvés brutalement privés de financements essentiels pour mener à bien leur travail. En janvier, près de 60 % des médias indépendants anticipaient des conséquences “catastrophiques”, dont des fermetures et des coupes dans leurs équipes, selon une étude de l’Institute of Mass Information (IMI), partenaire de RSF en Ukraine.
RSF, qui plaide pour la création d’un fonds indépendant consacré à la reconstruction des médias ukrainiens, met en lumière dix enquêtes emblématiques publiées ces dernières années par des médias indépendants ukrainiens.
Investigation nationale sur des détournements de fonds publics
Une enquête du service d’investigation de Radio Svoboda, branche ukrainienne de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) menacé de suspension à la suite du gel des financements américains, a permis de localiser, à Dubaï, un député ukrainien, officiellement soigné à l’étranger et recherché par l’Ukraine dans le cadre d’une enquête pour fausse déclaration de patrimoine. Après ces révélations, une nouvelle procédure d’enquête pour fausses déclarations de biens a été ouverte par les autorités ukrainiennes.
Grâce à des enregistrements téléphoniques récemment déclassifiés par le Bureau national anticorruption d’Ukraine, le média d’investigation en ligne Bihus.Info a révélé le transfert en 2023 et 2024 d’un terrain public de Kyiv – et d’autres tentatives d’accaparement de terres publiques – à des sociétés proches du pouvoir municipal et à des élus locaux par le biais de schémas financiers opaques.
Slidstvo.info, l’un des principaux médias d’investigation du pays, a révélé fin 2024 que le ministre de l’Agriculture, Vitaliy Koval, vivait dans un appartement de luxe à Kyiv, enregistré au nom de sa belle-mère. Cet achat coïncide avec l’attribution de contrats publics à des sociétés qui lui étaient affiliées lorsqu’il était à la tête de la région de Rivné, dans l’ouest du pays. La société civile ukrainienne appelle les institutions anticorruption du pays à se saisir de l’affaire.
Comme d’autres médias d’investigation ukrainiens, Slidstvo.info documente aussi les crimes de guerre russes. Dans une enquête menée avec RSF, il a retracé les mois de captivité de la journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna, morte pendant sa détention en Russie et dont le corps a été restitué mutilé et anonymisé.
Le journaliste Yuriy Nikolov, cofondateur du média anticorruption Nashy Hroshy, a révélé en 2023 dans le média Zn.ua que le ministère de la Défense avait signé un contrat, dont il a pu consulter les détails, permettant la fourniture de repas aux militaires avec des aliments aux tarifs jusqu’à trois fois supérieurs à ceux du marché. Le contrat a été attribué à une société soupçonnée d’être liée à des responsables du ministère. Le ministre ukrainien de la Défense a démissionné quelques mois après la publication de l’enquête.
La corruption aussi au cœur des enquêtes de médias locaux
Le site d’information local 18000.com.ua a enquêté sur la construction d’un appart-hôtel à Tcherkassy, ville du centre de l’Ukraine, sur une zone en partie publique située sur les rives du fleuve Dniepr. Selon le média, le projet est contesté par les habitants et l’entrepreneur à son origine entretiendrait des liens commerciaux avec un membre du conseil municipal de la ville. Cette investigation a suscité un retentissement à l’échelle nationale.
La piscine Zoria, réouverte en mai 2023 à Mykolaïv, ville du sud-est, a été rénovée pour près de 700 000 euros, provenant des budgets publics. Une enquête du média local NikVesti pointe l’absence de rapports financiers, des factures opaques et des pratiques douteuses dans la gestion financière. À la suite de ces révélations, le conseil municipal a révoqué quatre représentants impliqués dans le scandale.
Selon une enquête du média anticorruption local de Lviv NGL.media, le chef de l’administration régionale de Lviv, dans l’ouest du pays, Maksym Kozytskyi, a utilisé plus de 500 000 euros de fonds publics pour construire une route menant au complexe hôtelier de son père. Une affaire est en cours au Bureau national anticorruption d’Ukraine pour “abus de pouvoir ou de fonction”.
Le contournement des sanctions envers la Russie révélé au grand jour
Le site d’information national Ukrayinska Pravda, a montré comment, malgré les sanctions internationales, la Russie continuait d’exporter du pétrole vers l’Union européenne (UE), alimentant le budget militaire russe. Le sujet trouve un large écho dans les médias ukrainiens et européens. Le 18 juillet, l’UE a adopté un 18e paquet de sanctions contre la Russie, qui vise 105 nouveauxnavires pétroliers “fantômes”.
Après février 2022, certaines enseignes de vente notamment de détails et d’ameublement en Ukraine comme Rozetka, Comfi ou Epicentre ont continué de s’approvisionner auprès de la société Optim Trading Company LLC, sous sanctions en Ukraine. Le média indépendant en ligne Hromadske révèle que cette société appartient à Oleg Zudov, un homme d’affaires ukrainien soupçonné par les services de sécurité du pays de payer des impôts en Russie, participant à financer l’invasion russe de l’Ukraine. Les journalistes sont en contact avec la police, qui a lancé une enquête.
Le média ukrainien anglophone The Kyiv Independent a révélé que le groupe privé russe Zala Aero Group, producteur des drones de combat utilisés par l’armée russe en Ukraine, a triplé sa production en un an malgré les sanctions occidentales, grâce à des composants électroniques qui seraient importés de Chine.
L’Ukraine occupe la 62e place sur 180 pays et territoires dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2025.
Reporters sans frontières