Réponse à Geoffroy de Lagasnerie : sur la parole féministe et les violences sexuelles
Le 18 juillet, Blast publiait le texte de Geoffroy de Lagasnerie lu dans le cadre du spectacle de Milo Rau consacré à l’affaire Pélicot. Ce que le texte de Lagasnerie rate, c’est l’épaisseur politique du moment que nous vivons. Il confond émotion et irrationalité, radicalité et dogmatisme, dénonciation et vengeance. Le problème n’est pas tant ce que les féministes n’auraient pas su penser, que ce que notre société continue de refuser de transformer.
Le 18 juillet, Blast publiait le texte de Geoffroy de Lagasnerie lu dans le cadre du spectacle de Milo Rau consacré à l’affaire Pélicot. Il y reprenait certaines des thèses développées dès 2021 dans Mon corps, ce désir, cette loi : réflexions sur la politique de la sexualité – un ouvrage marqué par une méconnaissance profonde des dynamiques à l’œuvre dans les violences sexuelles.
Lagasnerie y réduisait les rapports de pouvoir à la seule hiérarchie formelle – par exemple en contexte professionnel -, ignorant leur articulation avec le genre, la classe ou la race. Il plaidait également pour une requalification des violences sexuelles en insistant sur leur seule dimension physique, dans une lecture foucaldienne très partielle. Enfin, il suggérait de revoir l’âge du non-consentement, au nom de la « maturité » des adolescent-es – une position pour le moins problématique.
Il est donc étonnant qu’après une telle série d’angles morts – intellectuels comme politiques – Lagasnerie continue d’être sollicité sur un sujet qu’il ne maîtrise manifestement pas, et sur lequel ses prises de position, loin de clarifier, brouillent.
Dans son texte publié par Blast, il appelle à davantage de rigueur sociologique, tout en s’en prenant à une catégorie floue qu’il ne prend jamais la peine de définir : « les mouvements féministes ». Il leur prête une posture carcéraliste, mue par « l’hostilité » envers les violeurs, dominée par les affects, peu soucieuse des droits de la défense.
Une telle lecture – au-delà de son imprécision – est politiquement irresponsable. D’une part, elle essentialise les féministes dites « carcéralistes », en les réduisant à une colère supposée irrationnelle. D’autre part, elle nie que cette position – que je ne partage pas – soit un positionnement politique, et non une simple réaction affective. Or comme le rappelle Gramsci, la volonté collective ne peut émerger que de la rencontre entre l’intellect et l’affect. Délégitimer la colère féministe au nom de la prétendue raison sociologique, c’est faire fi de ce que toute conscience politique suppose aussi une expérience sensible de l’injustice.
On peut – et on doit – critiquer le féminisme carcéral, comme le font nombre de traditions féministes abolitionnistes ou anticarcérales. Mais on ne peut le disqualifier en bloc en prétendant que celles et ceux qui y adhèrent agissent uniquement sous le coup de l’émotion. Les violences sexuelles ne cessent d’être tues, excusées, ignorées. Pour beaucoup, l’exclusion sociale d’un violeur est aujourd’hui vécue comme la seule forme de mise en sécurité des victimes. Ce n’est pas une dérive affective, c’est un constat social, dans un contexte où la justice n’offre ni réparation, ni protection, où l’état et les institutions sont défaillants et que nous sommes dans un contexte de réduction budgétaire qui met en danger les victimes.
L’anticarcéralisme, par ailleurs, n’a jamais impliqué l’absence « d’hostilité » envers les violeurs ou de « rituels d’humiliation et d’infliction publique ». Il ne s’agit pas de neutraliser la colère ou le jugement moral, mais de repenser les formes de justice au-delà de la seule logique punitive. La véritable violence n’est pas du côté des féministes Pas plus que la chemise déchirée du PDG d’Air France ne symbolisait la violence des ouvriers. Ce qui dérange, ce n’est pas l’excès, mais ce qu’il révèle. La présence de militantes, quelle que soit sa forme, et de journalistes proposant un prisme féministe (Marion Dubreuil, Anna Margueritat, Juliette Campion), a eu un intérêt collectif, documentaire et testimonial inestimable.
Les critiques féministes du punitivisme n’ont pas attendu Lagasnerie. Elles existent depuis que le féminisme s’est emparé de la question des violences sexuelles. De nombreuses militantes, penseuses et collectifs ont développé des réflexions sur la justice réparatrice, la reconnaissance du tort, la déjudiciarisation partielle – tout en maintenant une exigence forte en matière de responsabilité. Présenter ces débats comme une nouveauté, ou comme le fruit d’un sursaut isolé, relève d’un effacement politique. De nombreuses féministes ont théorisé contre le carcéralisme, mais aucune n’a jamais eu la naïveté de croire que c’est le seul recours au punitivisme qui empêcherait à lui seul, « l’honnêteté et la véridiction ».
Se reconnaître comme violeur implique, pour beaucoup d’auteurs, une rupture psychique insoutenable. La dissonance entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et la gravité de leur acte rend souvent cette reconnaissance impossible – et c’est précisément pourquoi les mécanismes de déni, de déplacement et de réécriture sont si puissants.
Il est aussi préoccupant que Lagasnerie laisse entendre que les féministes auraient attaqué la défense pour avoir évoqué les traumatismes ou les sexualités des accusés. Ce procès d’intention ne repose sur aucune citation précise : il évoque des « tribunes » sans jamais les nommer. Ce qui a été critiqué, ce n’est pas la défense elle-même, mais l’usage stratégique de certains arguments : notamment, celui qui consiste à invoquer des antécédents de violences ou des sexualités dites « déviantes » pour expliquer, voire excuser, des actes, en éludant la question du genre.
Oui, de nombreux auteurs de violences sexuelles ont eux-mêmes été victimes. Mais ce qui les distingue, ce n’est pas seulement leur histoire personnelle, c’est aussi leur position dans un système patriarcal. Les femmes victimes dans l’enfance ne deviennent pas, en majorité, des agresseuses. Le genre est donc une variable déterminante qu’on ne peut évacuer.
Avec ludi demol defe, nous avons publié une tribune dans Le Monde pour dénoncer la manière dont la défense, en évoquant la sexualité des accusés, risquait surtout de stigmatiser les sexualités non normées et de brouiller la compréhension des violences sexuelles. Avoir une sexualité minoritaire ne conduit pas aux violences : ce sont les structures de pouvoir, le sexisme systémique et la culture du viol qui les rendent possibles.
Il est frappant de voir Geoffroy de Lagasnerie enjoindre les féministes à « faire de la sociologie »tout en multipliant lui-même les affirmations qui relèvent de la pure spéculation psychologisante. Lorsqu’il écrit que « certains auteurs ont […] être des gays refoulés […], d’autres véritablement traversés par des pulsions prédatrices », il ne produit pas un raisonnement sociologique, mais une série de figures floues et invérifiables, déconnectées de toute analyse structurelle.
Ces formules relèvent davantage de l’imaginaire que de la rigueur empirique, et servent surtout à diluer la responsabilité des accusés dans des récits individualisants. C’est précisément ce que le féminisme critique : la personnalisation des violences sexuelles, au détriment de leur dimension systémique.
Enfin, il est particulièrement préoccupant qu’un intellectuel comme Lagasnerie rejette le concept de patriarcat, non par ignorance, mais en niant sa pertinence même en tant qu’outil d’analyse sociologique. Il le traite comme un mot d’ordre idéologique, voire une illusion, alors qu’il s’agit d’un concept central, rigoureusement théorisé dès les années 1970 par des sociologues féministes comme Christine Delphy.
Le patriarcat ne relève ni d’une croyance, ni d’une sensibilité militante : il permet de penser les structures sociales qui rendent les violences sexuelles possibles, tolérées, et largement impunies. Refuser de le prendre au sérieux, c’est renoncer à comprendre les mécanismes profonds de ces violences.
En somme, ce que le texte de Lagasnerie rate, c’est l’épaisseur politique du moment que nous vivons. Il confond émotion et irrationalité, radicalité et dogmatisme, dénonciation et vengeance. Et surtout, il parle sur les féministes, sans leur faire place, ni même les citer. Il leur reproche de ne pas avoir proposé de pistes politiques, mais n’en formule pas davantage. On a comparé l’affaire de Mazan à celle de Bobigny — mais alors pourquoi n’a-t-elle pas, elle aussi, débouché sur un bouleversement profond des structures sociales et judiciaires ?
Le problème n’est pas tant ce que les féministes n’auraient pas su penser, que ce que notre société continue de refuser de transformer.
Valérie Rey-Robert et le Collectif Révolution Féministe Versailles
https://blogs.mediapart.fr/valerie-rey-robert/blog/220725/reponse-geoffroy-de-lagasnerie-sur-la-parole-feministe-et-les-violences-sexuelles
De l’autrice
Le sexisme. Une affaire d’hommes
Note de lecture :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2020/04/16/les-violences-sont-dabord-laffaire-de-ceux-qui-les-creent-et-non-de-celles-qui-les-subissent/
« Not All Men » : vraiment ? » – par Valérie Rey-Robert
https://www.revue-ballast.fr/not-all-men-vraiment-par-valerie-rey-robert
Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner »
Note de lecture :
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/01/06/ne-nous-dites-pas-comment-nous-comporter-dites-leur-de-ne-pas-violer/
« Le problème, c’est la manière dont les hommes deviennent des hommes »
https://www.revue-ballast.fr/valerie-rey-robert-le-probleme-cest-la-maniere-dont-les-hommes-deviennent-des-hommes/