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Contre la corruption, la société ukrainienne descend dans la rue !

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Article des Correspondant.e.s de L’ Anticapitaliste.

Les 22, 23, 24 et 25 juillet, malgré une loi martiale interdisant les manifestations, des milliers de personnes se sont réunies dans plusieurs villes du pays, dans la capitale de Kyiv mais aussi dans des villes comme Sumy ou Kharkiv qui continuent de subir bombardements et tirs de missiles quotidiennement, de nuit comme de jour.

Pour la première fois depuis le début de l’invasion à grande échelle par la Russie en février 2022, l’Ukraine a vu une partie de sa population descendre dans la rue et exprimer sa colère vis-à-vis de sa classe politique et en particulier de son président Volodymyr Zelensky, qui était resté jusque-là plutôt populaire.

Les 22, 23, 24 et 25 juillet, malgré une loi martiale interdisant les manifestations, des milliers de personnes se sont réunies dans plusieurs villes du pays, dans la capitale de Kyiv mais aussi dans des villes comme Sumy ou Kharkiv qui continuent de subir bombardements et tirs de missiles quotidiennement, de nuit comme de jour.

Une loi qui réduit l’indépendance de la lutte anticorruption

La raison de ces manifestations spontanées ? La loi n° 12414 votée le 22 juillet, qui, grâce à des amendements introduits en toute dernière minute, endommagerait sérieusement dix années de lutte contre la corruption. Ces amendements visent à réduire l’indépendance du bureau national anti-corruption (NABU) et du parquet spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAPO), en les mettant sous le contrôle du procureur général, directement nommé par le bureau du président. Ces deux institutions avaient été créées en 2014 suite à la révolution de Maïdan pour répondre aux aspirations démocratiques de la population.

Cette nouvelle loi a confirmé les vives inquiétudes de ces dernières semaines qui ont vu plusieurs fonctionnaires de ces deux institutions être visés par des procédures judiciaires, dont Vitaliy Shabunin, le célèbre cofondateur du NABU, accusé de s’être soustrait à ses obligations militaires. Engagé volontairement dans l’armée depuis février 2022, il en avait été détaché pour des missions au sein du NABU. L’activiste dénonce des accusations fallacieuses et des motivations politiques derrière cette procédure.

Ce 22 juillet, jour du vote de la loi, l’indignation a donc été immédiate au sein de la société civile et de la classe politique, y compris dans le camp présidentiel. Quelques heures après le vote de la loi, des manifestations spontanées, sous la forme de rassemblements, ont eu lieu pour appeler Zelensky à mettre son veto.

Des mobilisations chaotiques mais réjouissantes

Ces rassemblements n’affichent aucune couleur politique particulière, même si quelques organisations telles que l’organisation politique Sotsialnyi Rukh (Mouvement Social) ou le syndicat étudiant Priama Diia (Action Directe) ne cachent pas leur participation, et certains manifestants arborent sur leurs vêtements ou sur leurs pancartes le symbole A de l’anarchie. Ce mercredi 24 juillet à Kyiv, devant le théâtre Ivan Franko, où avait lieu le rassemblement, à quelques pas des bureaux présidentiels, sous l’œil de la « dialogue police »1, un manifestant a escaladé une statue pour y faire flotter le drapeau noir. 

Le drapeau noir flotte

Malgré la présence d’étudiantEs venues avec des mégaphones, il n’y a ni prises de parole, ni discours et personne ne mène ce rassemblement. Entre slogans dénonçant la corruption et salves d’applaudissements, les manifestantEs entonnent régulièrement l’hymne ukrainien.

« Ces mobilisations sont chaotiques par nature, explique Vitaliy Dudin, membre de Sotsialnyi Rukh, les gens n’ont plus d’expérience de manifestations de masse depuis plus de 3 ans. Les partis politiques n’ont pas d’influence sur ce mouvement. Du moins pas encore. » Denys Pilash, politiste et aussi membre de Sotsialnyi Rukh nous explique que ces manifestations sont spontanées, qu’on ne « sait pas qui en sont les organisateurs mais qu’il est entendu de manière tacite que personne n’affiche son appartenance organisationnelle et politique. »

Concernant les suites de cette mobilisation, Vitaliy est optimiste « on peut s’y faire de nouveaux amis. On voit dans ces manifestations combien la demande de justice sociale est profonde. »

Vitaliy est avocat du droit du travail et défend de nombreuses organisations syndicales et travailleurs et travailleuses : « On m’appelle de plus en plus souvent pour aider les gens à obtenir leur dû. Les gens commencent à comprendre qu’ils ont des droits et qu’ils peuvent les réclamer et se défendre. »

S’il se réjouit de cette prise de conscience, il sait que cette mobilisation ne permettra pas un changement profond « la conscience politique des ces manifestantes est encore jeune. Les gens sont influencés par les idéaux démocratiques du libéralisme. Ils veulent vivre dans une société démocratique et débarrassée de la corruption mais ont du mal à voir que tout ça est lié au système lui-même ». Au lendemain de ces mobilisations, face à un petit auditoire de travailleuses du rail, de la santé et du service public, dans les locaux de Sotsialnyi Rukh, il affirme « nous voyons les racines des inégalités dans le système capitaliste et des affaires, ce qui se traduit toujours par la concentration des richesses entre les mains de quelques-uns. C’est ce qui favorise la corruption et diverses formes d’injustice. »

La guerre en toile de fond

Malgré ces mobilisations populaires et inattendues et en dépit des protestations émises par ses partenaires européens, dont la France, qui pointent du doigt un recul démocratique, Zelensky a signé cette loi n° 12414 dans la soirée du 22 juillet, prétextant qu’il s’agissait de lutter contre l’influence russe au sein des corps de lutte contre la corruption. Une explication refusée par beaucoup de gens qui y voient une instrumentalisation de l’agression russe.

Forêt de pancartes

Cet événement politique majeur a ceci de particulier qu’il lie directement la vie politique intérieure du pays à la résistance militaire contre l’invasion russe.

Depuis le début de la guerre, plusieurs scandales de corruption ont entaché la classe politique. Alors que le niveau de vie a drastiquement baissé et que des milliers d’UkrainienNEs perdent la vie sur les lignes de front, il est particulièrement insupportable pour la population de voir certains dirigeants et chefs d’entreprises s’enrichir grâce à des commissions et des surfacturations encaissées sur des dépenses militaires.

Vitaliy Shabunin l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours dans un entretien exclusif accordé au Kyiv Independent2 : « la corruption tue plus en temps de guerre qu’en temps de paix. » expliquant qu’acheter de la nourriture ou de l’équipement « pour l’armée à des prix gonflés, cela veut dire que l’armée en obtient moins. Ce qui réduit nos chances de gagner. »

Parmi les manifestantEs, beaucoup ont perdu des proches dans cette guerre. Iels dénoncent une trahison des engagements de leurs mortEs et de celles et ceux qui continuent de se battre pour défendre une Ukraine libre et démocratique. Des militaires sont d’ailleurs présentEs à ces rassemblements. Le jeudi 24 juillet, à la fin de la manifestation, des militaires en uniforme ont fait irruption dans le rassemblement en craquant des fumigènes rouges alors que la sirène prévenant une potentielle attaque retentissait dans tout Kyiv.

Les manifestantEs ont quitté le rassemblement et se sont disperséEs avant l’entrée en vigueur du couvre-feu. On pouvait entendre résonner dans les rues « gloire à l’Ukraine, gloire aux héros ! » comme pour rendre hommage d’un même tenant à la détermination de la population et à sa partie qui a pris les armes pour défendre le pays contre l’invasion russe.

Le désir de victoire contre la Russie et la volonté de mettre fin à cette guerre sont des sentiments partagés par toute la population. Face à l’agression par un régime autoritaire et dictatorial, le gouvernement ukrainien s’est toujours présenté en défenseur de la démocratie pour s’assurer le soutien des démocraties occidentales. L’incompréhension est donc immense pour toutes et tous qui scandent en chœur « l’Ukraine n’est pas la Russie ! » lors de ces rassemblements.

Alors que les attaques meurtrières et destructrices se sont intensifiées ces dernières semaines, les manifestantEs voient dans cette manœuvre politique une trahison. Une trahison non seulement du pays car ce recul démocratique fait planer l’éloignement des chances de rejoindre l’Union européenne et d’un affaiblissement du soutien des pays occidentaux à la veille d’une nouvelle offensive russe crainte pour cet été. Mais aussi une trahison des idéaux démocratiques de Maïdan : « Sommes-nous de retour en 2013 ? » est-il écrit sur des pancartes. Pour Denys Pilash, ces références à Maïdan ne sont pas que le fait de celles et ceux qui y ont participé, il y a 11 ans, mais aussi de cette nouvelle génération pour qui les événements de l’hiver 2013-2014 sont devenus une sorte de « tradition légendaire ».

Zelensky recule, mais pas les manifestantEs

Face aux critiques de ses alliés et la mobilisation déterminée de la population, Zelensky a fait marche arrière et a annoncé à la presse ce 24 juillet qu’une nouvelle loi avait été soumise ce jour au Parlement. Elle devrait être étudiée lors d’une séance extraordinaire le 31 juillet. Zelensky a affirmé à la presse « qu’il y aurait dû y avoir un dialogue » avec la société civile.

Mes enfants méritent un meilleur avenir

Pourtant, Denys Pilash nous explique qu’il n’y a jamais de dialogue, même au parlement. Ce genre de vote en dernière minute est plutôt régulier. « C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les gens savent que le NABU et le SAPO ne sont pas suffisamment efficaces, mais c’est mieux que rien. »

Le centre d’action anti-corruption (an-TAC) créé par l’activiste Vitaliy Shabunin salue la mobilisation populaire et se réjouit de cette annonce du président affirmant dans un communiqué publié sur ses réseaux que ce projet de loi restaurerait tout ce qui a été détruit par la loi n° 12414 du 22 juillet. Mais l’organisation reste néanmoins méfiante, craignant que lors de cette semaine de délai, les dispositions prévues par la loi n° 12414 permettent d’enterrer plusieurs affaires : « même une semaine de retard peut suffire pour détruire une multitude de procédures de la NABU et de la SAPO contre les hauts fonctionnaires corrompus. Rappelons que dans ce parlement, plus de 50 députés sont déjà soupçonnés ou accusés d’actes criminels. Et la plupart d’entre eux, précisément pour des affaires de corruption traitées par le NABU et le SAPO ».

Les appels à la mobilisation continuent donc, et ce soir, vendredi 25 juillet, de nouvelles manifestations ont eu lieu. « Le président a fait sa déclaration, mais il n’y a aucune garantie. La seule garantie que les gens ont, c’est la pression dans la rue par la mobilisation », nous dit Denys Pilash.

L’an-TAC demande donc l’abrogation immédiate de la loi n° 12414 sans attendre une semaine rappelant que Zelensky a déjà par le passé rappelé les parlementaires en vacances.

Le président a lui déclaré qu’« il était très important pour [lui] que nous soyions à l’écoute et que nous répondions de manière adéquate. Les gens ont demandé du changement. Nous avons répondu. »

Le manque de réaction de ses partenaires européens ces derniers mois face aux dérives du pouvoir a sans doute permis à Zelensky d’aller encore plus loin avec cette loi n° 12414, mais c’est bien la mobilisation par en bas de la société ukrainienne qui l’aura rappelé à l’ordre et freiné dans son élan.

Personne n’en doutait, c’est une des leçons tirées de Maïdan et de ces dix dernières années, la société ukrainienne sait qu’elle ne peut compter que sur elle-même et n’attend rien des classes dirigeantes ukrainiennes ou européennes.

Correspondant

  • 1.La dialogue police sont des agents de police présents sur les rassemblements sans armes ni protections et font un travail de médiation entre les manifestantEs lorsque des tensions surgissent.
  • 2.https://youtu.be/0HG0wxT…