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« Nous ne sommes pas des victimes. Nous sommes des combattants » : Boris Kagarlitsky réclame la liberté des prisonniers politiques.

Le 3 juillet, depuis l’intérieur des colonies pénitentiaires russes, 11 prisonniers politiques, dont le sociologue marxiste Boris Kagarlitsky, l’étudiante anti-guerre Darya Kozyreva et le mathématicien anarchiste Azat Miftakhov, ont lancé un appel urgent aux dirigeants mondiaux : tout cessez-le-feu ou accord de paix entre la Russie et l’Ukraine doit inclure la libération massive des prisonniers politiques russes et des otages civils ukrainiens.

« Nous sommes au moins 10 000 », déclarent-ils. « Nous sommes tous punis pour une seule chose : avoir pris position en tant que citoyens. »

Ilya Shakursky, Andrei Trofimov, Alexander Shestun, Alexei Gorinov, Vladmir Domnin, Anna Arkhipova, Artem Kamardin et Dmitry Pchelintsev figuraient également parmi les signataires.

Leur appel est lancé dans le cadre d’un système judiciaire qui impose de longues peines carcérales pour toute expression d’opposition, où les verdicts sont décidés à l’avance et où les acquittements dans les affaires politiques sont inexistants. L’appel souligne le virage autoritaire pris par la Russie depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine il y a plus de trois ans. Depuis lors, le régime du président Vladimir Poutine a adopté plus de 60 nouvelles lois répressives, qui s’ajoutent aux 50 déjà promulguées depuis 2018, instrumentalisant le code pénal pour étouffer toute dissidence.

Les chefs d’accusation retenus par le système judiciaire actuel – qu’il s’agisse de « justification du terrorisme », de « discrédit des forces armées » ou de participation à des groupes « extrémistes » – ne visent pas à poursuivre de véritables crimes, mais à imposer la soumission. L’ampleur de la répression n’est pas celle de Staline, mais le motif est le même : réprimer toute expression critique, qu’elle soit délibérée, involontaire, réelle ou potentielle. Il en résulte une machine kafkaïenne qui emprisonne la pensée et écrase l’opposition.

Boris Kagarlitsky est peut-être l’intellectuel de gauche le plus éminent de Russie, un critique marxiste de l’impérialisme occidental et de l’autoritarisme domestique de Poutine. En 2023, il a été condamné à cinq ans de colonie pénitentiaire. Son crime ? Un commentaire ironique, publié sur son compte très suivi sur les réseaux sociaux, au sujet de l’explosion du pont de Crimée, une blague qu’il a reconnu avoir mal tournée. Mais l’ironie n’est pas une défense dans la Russie de Poutine. Les procureurs ont fait valoir que Kagarlitsky « justifiait le terrorisme ».

D’autres ont reçu des peines similaires ou plus sévères. Darya Kozyreva, alors âgée de 18 ans, a été condamnée à plus de deux ans de prison pour avoir déposé des fleurs sur un monument dédié au poète ukrainien Taras Shevchenko, un acte considéré comme « discréditant l’armée ». Cela aurait pu être pire : qualifier l’opération militaire spéciale de guerre peut valoir 10 ans de prison.

L’artiste Sasha Skochilenko a été condamnée à plusieurs années de prison pour avoir remplacé les étiquettes de prix d’un supermarché par des messages anti-guerre. Bien qu’elle ait ensuite été libérée dans le cadre d’un rare échange de prisonniers, son cas illustre bien la criminalisation de la liberté d’expression. Le talentueux pianiste Pavel Kushnir n’a pas eu cette chance. Il est mort après cinq jours de grève de la faim dans une cellule de la prison de la rue Karl Marx à Birobidjan.

Il a été accusé en vertu de l’article sur les « appels publics à l’activité terroriste » et emprisonné pour avoir mis en ligne quatre vidéos anti-guerre de mauvaise qualité sur sa chaîne YouTube, qui comptait cinq abonnés.

Le cas de Kagarlitsky a attiré l’attention internationale. Pavel Kushnir était presque inconnu, comme des milliers d’autres militants, artistes, adolescents, socialistes, anarchistes, communistes et pacifistes, emprisonnés dans l’anonymat, souvent dans des conditions épouvantables.

Selon Memorial, l’organisation de défense des droits humains désormais interdite en Russie, il y aurait au moins 3 000 prisonniers politiques connus dans le pays, le nombre le plus élevé depuis l’ère Brejnev. Certains observateurs des droits humains estiment que le nombre réel de personnes persécutées pour des raisons politiques dépasse les 20 000, dont beaucoup dans les territoires ukrainiens occupés. Le Groupe de protection des droits humains de Kharkiv a recensé plus de 5 000 cas de disparitions forcées dans ces régions.

Le cas de Kagarlitsky révèle la cruauté et l’absurdité qui règnent dans ce pays. Après avoir passé près de cinq mois en détention provisoire à Syktyvkar, à 1000 kilomètres de Moscou, Kagarlitsky a été condamné, mais libéré moyennant une amende de 609 000 roubles [quelque 6 700 euros]. Ses partisans ont réuni cette somme en moins d’une heure.

Le paiement de l’amende était une autre affaire. Kagarlitsky avait déjà été désigné à la fois « agent étranger » et « terroriste ou extrémiste », et était donc interdit par la loi d’effectuer des transactions financières. Il a finalement réussi à payer, mais ses ennuis étaient sur le point de s’aggraver. L’Etat a fait appel de la libération de Kagarlitsky en décembre avec une amende, affirmant qu’il ne l’avait pas payée, supposant apparemment qu’il était incapable d’effectuer la transaction financière, et invoquant une « clémence excessive » en le libérant de la détention provisoire. Huit semaines plus tard, le tribunal militaire a infirmé le verdict de décembre et a prononcé une peine plus sévère de cinq ans de prison. Kagarlitsky purge actuellement sa peine à la colonie pénitentiaire n°4 de Torzhok, à 155 kilomètres de Moscou. Son avocat estime que cette peine est excessive.

La lettre ouverte du 3 juillet décrit la détérioration des conditions de détention des prisonniers politiques : des peines plus longues sont prononcées ; ils sont « détenus dans des conditions plus dures, privés de la possibilité de bénéficier d’une libération conditionnelle et d’un assouplissement du régime de détention ». De plus, « la pratique consistant à ouvrir des procédures pénales supplémentaires sur la base de dénonciations d’autres condamnés est devenue courante ».

Le cas d’Azat Miftakhov est emblématique. Un mois avant la fin de sa peine de cinq ans, il a été frappé d’une nouvelle accusation de « justification du terrorisme », sur la base de dénonciations d’autres prisonniers, et condamné à quatre ans supplémentaires.

Et pourtant, la résistance reste vive. Les prisonniers politiques affirment qu’ils n’ont pas perdu leur voix et qu’ils ne sont pas « tombés dans l’oubli ».

« Nous ne sommes pas des victimes », a déclaré Kagarlitsky dans un message enregistré depuis la prison lors d’un appel téléphonique à sa fille, Ksenia. « Nous sommes des combattants. Nous sommes du côté de ceux qui continueront à se battre et qui finiront par gagner. »

Les prisonniers politiques réclament un échange massif de prisonniers « tous contre tous », la libération des détenus gravement malades et une pression internationale pour mettre fin à la répression. Leurs revendications font écho à l’appel lancé par la People First Campaign, une coalition d’organisations de défense des droits humains. Ils insistent sur le fait que tout accord de paix en Ukraine doit donner la priorité à la libération des prisonniers, y compris les enfants déportés et les Russes opposés à la guerre.

La répression du Kremlin est une tentative de forger une « société homogène » fondée sur les « valeurs traditionnelles » de l’empire et de la soumission. Elle offre un sombre aperçu de ce qui se passe lorsque la résistance est qualifiée de terrorisme.

Il ne s’agit pas seulement de la Russie. Alors que l’autoritarisme gagne du terrain à l’échelle internationale, la criminalisation de la dissidence suit un scénario familier.

Kagarlitsky et ses cosignataires, qui écrivent depuis leur cellule, refusent d’être réduits au silence et nous rappellent que la solidarité est nécessaire. Comme l’indique la lettre ouverte, une paix juste en Ukraine doit également être une paix pour les prisonniers. « Ce n’est qu’ensemble, écrivent-ils, que nous pourrons rapprocher le moment de la liberté et de la paix. »

Ce que vous pouvez faire :
Soutenez la campagne internationale de solidarité avec Boris KagarlitskyFreedom ZonePeople FirstMemorial,MediazonaOVD, le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv et d’autres organisations de défense des droits humains qui œuvrent pour la libération des prisonniers politiques, documentent les abus, financent la défense juridique et amplifient la voix des prisonniers. Faites pression sur les législateurs pour qu’ils exigent la libération de tous les prisonniers politiques dans le cadre de toute négociation entre l’Ukraine et la Russie.
Et surtout, continuez à prononcer leurs noms. 

Suzi Weissman
Suzi Weissman est l’auteure de Dissident dans la révolution. Victor Serge, une biographie politique, Syllepse, 2006.
https://www.syllepse.net/dissident-dans-la-revolution-_r_65_i_328.html

Publié sur le site The Nation le 16 juillet 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre
https://alencontre.org/europe/russie/nous-ne-sommes-pas-des-victimes-nous-sommes-des-combattants-boris-kagarlitsky-reclame-la-liberte-des-prisonniers-politiques.html

Sur ou de Boris Kagarlitsky
Suzi Weissman : La solidarité plus forte que la répression: le cas de Boris Kagarlitsky
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/15/boris-kagarlitsky-oleg-orlov/
« Le voyage continue » : une lettre de prison de Boris Kagarlitsky
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/07/le-voyage-continue-une-lettre-de-prison-de-boris-kagarlitsky/
« La Russie est en train de perdre la guerre » : le marxiste russe Boris Kagarlitsky sur l’Ukraine et ce qui vient après Poutine
Communiqué de dénonciation du Mouvement socialiste russe
La lettre telegram de Kagarlitsky 19 07 2023
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/01/21/la-russie-est-en-train-de-perdre-la-guerre-le-marxiste-russe-boris-kagarlitsky-sur-lukraine-et-ce-qui-vient-apres-poutine/
« Un appel à mes amis progressistes occidentaux »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/26/un-appel-a-mes-amis-progressistes-occidentaux/
Fenêtres brisées et vies brisées
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/03/fenetres-brisees-et-vies-brisees/
« L’histoire russe rappelle que chaque défaite militaire majeure a débouché sur un début d’importantes réformes ou sur une révolution »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/10/27/lhistoire-russe-rappelle-que-chaque-defaite-militaire-majeure-a-debouche-sur-un-debut-dimportantes-reformes-ou-sur-une-revolution/

En complément possible
Lettre ouverte à la classe politique mondiale de la part de la dissidence russe en prison
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/11/21/repression-des-militants-de-la-gauche-russe/#comment-67956
Libérez Boris Kagarlitsky et les autres prisonniers politiques russes opposés à la guerre
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/03/22/liberez-boris-kagarlitsky-et-les-autres-prisonniers-politiques-russes-opposes-a-la-guerre/
Andrei Movchan : Je suis un Ukrainien de gauche. C’est pourquoi je soutiens Boris Kagarlitsky
Germano Monti : L’arrestation de Boris Kagarlitsky en Russie choque les consciences, même celles des personnes jusqu’ici silencieuses
Liberté Pour Boris Kagarlitsky
Une nouvelle vague de répression en Russie. Les accusations forgées de toutes pièces à l’encontre de Boris Kagarlitsky témoignent d’une répression plus large.
Libérez les militants anti-guerre russes !
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/08/04/je-suis-un-ukrainien-de-gauche-cest-pourquoi-je-soutiens-boris-kagarlitsky/