
Que représentait la Révolution française pour ses contemporains et leurs descendants ? Qu’est-ce que la politique moderniste ? Comment s’organisent nos sentiments historiques ? Et quel est le lien avec la guerre en Ukraine ?
L’historienne des idées Marina Simakova réfléchit à l’héritage révolutionnaire aujourd’hui.
La Révolution française est entrée dans l’histoire comme un événement révolutionnaire exemplaire. Les périodes les plus difficiles de son histoire, notamment les excès du processus révolutionnaire et les épreuves endurées par les personnes impliquées (qui ont finalement touché l’ensemble de la société française), ont contribué à renforcer son message universel selon lequel la transformation complète de l’ordre social est une condition nécessaire à l’émancipation de l’individu et à la formation du citoyen. Ce message continuera de résonner dans les slogans des générations suivantes de révolutionnaires à travers le monde, de Haïti à Petrograd.
Compte tenu de la montée récente des tendances droitières et du succès des politiciens conservateurs, il est raisonnable de conclure que la révolution appartient au passé. Les inquiétudes quant à la viabilité de la révolution en tant que projet historique, qui n’ont fait que s’intensifier au cours des dernières décennies, peuvent être attribuées à l’un des facteurs contribuant à la « mélancolie de la gauche ». Pour contrebalancer ce sentiment de décadence, on pourrait faire valoir que le XXIe siècle a été marqué par un nombre notable d’événements révolutionnaires, notamment la Révolution rose en Géorgie et la Révolution de printemps au Myanmar (Birmanie). La qualification de ces mouvements en tant que révolutions fait l’objet d’un débat et sera déterminée avec le temps.
Le ton de ce débat, ainsi que le mélange d’espoirs et de craintes concernant les révolutions futures, sont liés à la situation historique dans laquelle nous nous trouvons. Ce scénario peut être caractérisé comme une crise de la politique moderniste. La Révolution française a été un événement charnière dans le développement de la politique moderne. La crise de cette politique signifie, d’une part, qu’il s’agit d’un phénomène passager qui doit être surmonté et, d’autre part, qu’elle continue de définir les coordonnées sémantiques de notre vie politique et de notre pensée politique. Quelle est la nature de la politique moderne et quelle est sa relation avec la révolution, y compris la Révolution française ?
Ordre public et ordre politique
Dans le paysage politique contemporain, deux ordres distincts de coopération humaine coexistent : l’ordre social et l’ordre politique. L’ordre politique désigne le système de gouvernance, les normes juridiques et les réglementations, ainsi que toutes les structures formelles ou informelles d’autorité. L’ordre social désigne le cadre établi des interactions sociales et les mécanismes mis en place pour réguler ces interactions. Ces groupes et unions représentent un large éventail d’intérêts, notamment économiques, professionnels, religieux et de loisirs. L’ordre social englobe également les conditions démographiques et structurelles qui facilitent les interactions entre les individus, notamment le sexe, l’âge, l’origine, la richesse, l’éducation et d’autres facteurs.
Les ordres sociaux et politiques de cohérence sont distincts mais non séparés l’un de l’autre ; ils convergent et se repoussent mais ne coïncident pas. Ces éléments sont souvent interconnectés, ce qui rend difficile leur distinction. Les individus existent simultanément dans ces deux ordres, dont ils disposent et qu’ils construisent ensemble. La compétition permanente pour le droit de gouverner et de construire ces systèmes, ainsi que la lutte pour le degré d’influence sur l’un ou l’autre ordre, est ce que l’on appelle aujourd’hui la politique. Par conséquent, la lutte politique se déroule à la fois dans la vie publique et dans la vie politique.
L’ordre social, en tant que domaine politique distinct, est un développement plus récent que l’ordre purement politique. Les signes de son isolement sont apparus au cours de la Révolution française elle-même. Comme on le sait, une nouvelle classe, c’est-à-dire un groupe social, a commencé à affirmer sa domination politique à cette époque. En conséquence, la logique sociale, ou publique, de l’événement révolutionnaire est désormais reconnue dans son contexte politique. Depuis lors, c’est la composante sociale qui distingue une révolution à part entière d’une rébellion (soulèvement spontané, ponctuel et clairement localisé) ou d’un coup d’État (prise du pouvoir). Dans le contexte social contemporain, l’interprétation de la Révolution française est devenue obsolète. Cependant, il est indéniable que la tension entre les ordres sociaux et politiques, ainsi que les revendications sociales et politiques, ont eu un impact significatif sur les années révolutionnaires qui ont suivi la prise de la Bastille.
L’interaction entre les éléments sociaux et politiques de la lutte révolutionnaire était particulièrement évidente en dehors de la France continentale. L’esprit révolutionnaire de ces années-là s’est manifesté non seulement à Paris, mais aussi dans d’autres villes européennes, même si les commentateurs politiques européens se sont principalement intéressés aux événements parisiens. La revendication d’autonomie s’est ensuite exprimée avec une ferveur notable dans les colonies françaises. En conséquence, la population esclave des plantations de sucre de Saint-Domingue s’est révoltée contre ses oppresseurs blancs, luttant non seulement contre l’administration coloniale française, mais aussi contre les revendications espagnoles et britanniques sur l’île. À la suite d’une série de soulèvements révolutionnaires, l’esclavage fut aboli à Saint-Domingue et le premier État indépendant d’Amérique latine, Haïti, vit le jour.
Au cours du XIXe siècle, le processus d’établissement d’un ordre public distinct de la politique, mais influencé par celle-ci, prit un essor considérable. Ce processus atteignit son apogée au tournant des XIXe et XXe siècles. À cette époque, un changement important s’est produit sur le continent européen, marqué par l’expansion progressive de l’environnement social de l’existence humaine. Ce changement a transcendé l’expérience et les perceptions quotidiennes des individus, conduisant à l’émergence de la société comme alternative aux communautés paysannes et aux communes urbaines. Les liens communautaires ont été remplacés par des liens sociaux, et la communauté elle-même est devenue le centre de la lutte politique.
Au début du XXe siècle, de plus en plus de personnes se sont intéressées à la politique. Elles ont formé des associations, dont le nombre a augmenté parallèlement à celui et à la taille des partis politiques. En conséquence, la vie sociale et la pratique politique se sont formalisées en sphères autonomes mais étroitement liées, impliquant un nombre croissant de participants. Ceux-ci affirmaient transformer collectivement les relations sociales et les structures sous-jacentes, déterminer le rythme et l’orientation de la transformation sociale et politique, et faire des choix d’importance historique. Cette forme décrit principalement la formation de la société et sa politisation dans le contexte des pays continentaux, de la Grande-Bretagne et de l’Empire russe. Cependant, il est important de noter que les idées et les systèmes politiques se sont développés indépendamment dans différentes régions du monde. Après s’être affranchies de l’économie traditionnelle et confrontées à la coercition coloniale, il était naturel qu’elles se tournent finalement vers l’action collective.
La Révolution française a démontré le lien intrinsèque entre les changements de l’ordre social et l’émergence de nouveaux régimes politiques. Elle a également mis en évidence le vaste potentiel de transformation sociale. Au cours de la Révolution française, un nouvel ordre a émergé, façonnant les structures sociales et organisationnelles de la société pour les années à venir. Comme c’est souvent le cas, la recherche de cet ordre et son établissement ultérieur — les éléments les plus importants du processus révolutionnaire — ont également été menés conjointement et en coopération. Les festivals, les rassemblements publics, les assemblées et les affrontements plus ou moins violents, ainsi que les réunions dans les courts de tennis, ( Serment du Jeu de Paume ndt)ont tous été des moyens de rechercher un nouvel ordre, qui a finalement englobé à la fois les aspects politiques et sociaux.
Dans le contexte mondial actuel, il existe une discorde notable entre les dimensions sociales et politiques de la coexistence humaine. Les événements révolutionnaires du XXIe siècle en sont la preuve flagrante. Tous les événements révolutionnaires actuels, qu’ils aient été couronnés de succès ou non – de la révolution des bulldozers (c’est-à-dire la révolution du 5 octobre 2000 qui s’est soldée par le renversement de Slobodan Milosevic) au printemps arabe et au-delà – se caractérisent par un affaiblissement de la logique sociale. Les événements en question ont été couronnés de succès, aboutissant au renversement du pouvoir, également connu sous le nom de coup d’État. Ce changement de direction a effectivement supprimé la nécessité de révolutionner l’ordre social, du moins pour le moment.
À la suite des révolutions et des asymétries sociales qui se sont produites dans la région, les transformations sociales, si elles ont eu lieu, étaient loin d’être révolutionnaires, tant du point de vue du radicalisme que des intérêts de masse. Une caractéristique notable des événements révolutionnaires du XXIe siècle est la minimisation de la composante sociale, qui les distingue fortement des révolutions des siècles précédents. Si, dans le passé, la prise du pouvoir étatique était un moyen de révolution sociale plutôt qu’un objectif pour les révolutionnaires (comme ce fut le cas lors de la Révolution française et de la Révolution d’octobre, par exemple), ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans le monde actuel, les mouvements sociaux et les conflits sont devenus un moyen de remanier les élites politiques et de changer les dirigeants.
Idées et idéologies
La révolution n’est pas seulement un phénomène sociopolitique, c’est aussi un phénomène intellectuel. Premièrement, le processus révolutionnaire lui-même et tous les développements qui en découlent peuvent être considérés comme une continuation du discours politique, bien que par des moyens alternatifs. Deuxièmement, les mouvements révolutionnaires suscitent souvent toute une série de réactions de la part de leurs partisans et de leurs opposants, qui cherchent à comprendre et à expliquer leurs motivations. Dans certains cas, des individus ont tenté d’intégrer son radicalisme dans le domaine de l’expérimentation intellectuelle et artistique. La Révolution française a été un événement majeur qui a profondément marqué l’Europe pendant des siècles. Ce fut une période de bouleversements immenses, caractérisée par des moments à la fois terrifiants et inspirants.
De plus, la Révolution française elle-même a donné naissance à un certain nombre d’idées fortes et durables. C’est ainsi que les idéologies politiques bien connues aujourd’hui – le conservatisme, le libéralisme et le socialisme – se sont imposées à travers des luttes politiques marquées par une alternance de victoires et de défaites. La concurrence permanente entre les idéologies est une caractéristique de la politique contemporaine. De plus, le terme « idéologie » englobe les phénomènes des deux ordres, social et politique. Lorsqu’elle s’applique à l’ordre purement politique, l’idéologie est définie comme un système d’idées vers lequel s’orientent les sujets et les institutions politiques. Cela inclut le conservatisme, le libéralisme et le socialisme mentionnés précédemment, ainsi que le nationalisme, l’anarchisme et d’autres. Appliquée à l’ordre social, l’idéologie implique le contenu politique de toute pratique ou phénomène matériel et culturel qui fixe les conditions de la réflexion sur le monde.
Si la Révolution française a donné naissance à des idéologies qui sont restées au cœur de la vie politique des peuples jusqu’à la fin du XIXe siècle, les idéologies politiques classiques jouent aujourd’hui un rôle moins prépondérant dans les conflits politiques. Pour autant, elles n’ont pas disparu et continuent d’exercer une influence significative sur les actions, les arguments et la rhétorique politiques des individus, en particulier ceux qui sont activement engagés dans la vie politique. Il est inexact de suggérer que nous vivons dans un monde post-idéologique, comme certains le croyaient après la fin de la guerre froide. Il existe simplement beaucoup plus d’idéologies, et lorsqu’elles s’affrontent, elles donnent naissance à des arguments hybrides entièrement nouveaux, fondés sur la synthèse d’idées disparates sur le monde et l’homme.
Lorsqu’on parle d’idéologies, il est essentiel de reconnaître l’influence de la pensée politique moderne, qui se caractérise par des attitudes idéologisées telles que l’eurocentrisme, le progressisme et le scientisme. Cependant, la cible de la critique de chacun de ces « ismes » est nécessairement la modernité elle-même. Quelles en sont les raisons ? Le noyau idéologique de toute attitude moderne est sa position sur la modernisation. Le terme « moderne » a des racines historiques et désigne des phénomènes spécifiques tels que la pensée moderne et le commerce moderne. Il incarne également une aspiration au changement et à l’innovation. En substance, la politique moderne se caractérise par un processus constant de modernisation. Même les projets des conservateurs déterminés à inverser le changement, à revenir à une certaine tradition et à la prémodernité, n’étaient en fin de compte que des versions alternatives d’un ordre moderne dans lequel les phénomènes prémodernes étaient réinventés, voire inventés de toutes pièces. Cependant, la plupart des programmes de révolution sociale reposaient sur la promesse du progrès (technique, scientifique, social, etc.) et de la modernisation totale de l’ordre.
Lorsqu’on évalue les idéologies modernes et les « ismes » qui y sont associés, il convient de toujours tenir compte d’un facteur crucial. Les opposants comme les admirateurs de la Révolution française croyaient qu’elle était la continuation du projet des Lumières par d’autres moyens, ou du moins qu’elle était indirectement influencée par les idées des Lumières. Cependant, la ferveur des Lumières s’étendait bien au-delà de la tâche collective consistant à rassembler un ensemble d’informations dans une encyclopédie nationale. Dès ses débuts, les Lumières ont été considérées comme une entreprise importante pour la libération de l’humanité, l’illumination étant à la fois un concept théorique et un processus pratique essentiels à cette libération.
L’émancipation des Lumières était comprise comme un programme universel de maturation, de développement de la volonté et de l’intellect indépendants de l’individu. Compte tenu de la perspective dominante selon laquelle l’humanité était divisée en nations, la logique moderniste et progressiste suggérait que différentes régions se développaient à des rythmes différents, mais dans une direction similaire. L’universalisme des Lumières exigeait non seulement la liberté pour tous, mais prescrivait également comment, quand, où et par qui cette liberté devait être réalisée. Elle devait être réalisée de toutes les manières possibles (par tous les moyens), partout et n’importe où, par tous et chacun, même si ce n’était pas en même temps.
L’imaginaire moderne a été influencé par le projet des Lumières qui, contrairement au projet moderne en général, ne supposait pas de frontières territoriales. Cette caractéristique se retrouve à maintes reprises dans le paysage politique contemporain. Elle est évidente dans les excès politiques des programmes d’émancipation et des Lumières mis en œuvre par la suite dans différents pays et régions. S’inspirant de l’héritage de la Révolution française, ces programmes ont souvent eu des conséquences imprévues, soulignant la nécessité d’examiner attentivement leur impact. Ces politiques ont impliqué la nouvelle colonisation de pays et de peuples, la déportation de diverses populations pour développer des terres, la formation forcée de groupes ethniques avec une ingérence invariable dans leurs modes de vie traditionnels, et l’imposition de formes hégémoniques de croyances, de langues et de modèles culturels. En ce sens, la Révolution française symbolisait l’ambition et l’audace du modernisateur, lançant un appel à l’action : « Venez, voyez, changez ». On peut en dire autant des autres révolutions sociales des XIXe et XXe siècles. La gauche contemporaine est confrontée à un défi de taille : trouver un équilibre entre la remise en question de cette audace et la préservation du message émancipateur et de l’effet libérateur de la révolution.
Surmonter l’espace, accélérer le temps
La brutalité de la politique moderne ne se limite pas à l’histoire du colonialisme européen qui, au XIXe siècle, c’est-à-dire après la Révolution française et la Restauration, a pris l’ampleur d’une course coloniale entre empires. Au cours du XXe siècle, la logique agressive et sombre de la modernisation s’est pleinement déployée. La politique de ségrégation des États-Unis, le régime d’apartheid en Afrique du Sud, l’occupation de la Corée et de Taïwan par le Japon (alors considéré comme un modernisateur clé dans sa région), l’expulsion de centaines de milliers d’Arabes palestiniens en 1948 et la politique nationale soviétique, qui incluait la primauté de la RSFSR parmi les républiques et la réinstallation forcée d’une douzaine de groupes ethniques dans de nouveaux territoires, sont autant d’exemples de politiques qui ont eu un impact mondial significatif. Cette liste n’est pas exhaustive. Il est également important de prendre en compte les aspects socio-techniques de ce projet, qui comprennent l’organisation d’industries à grande échelle, la construction d’autoroutes et de métros, et le développement industriel de l’espace terrestre, sous-marin et souterrain. Ces projets ont fait preuve d’idées révolutionnaires en matière d’ingénierie et de science, repoussant les limites des capacités humaines et naturelles sans se soucier des conséquences graves. Ces projets ont également entraîné la perte tragique de centaines de milliers de vies.
Le message universaliste de la Révolution française ne nie pas son caractère national et constitutionnel, qui a jeté les bases politiques et institutionnelles de la nation civile. Par conséquent, la structure politique du nouvel ordre a pris la forme de l’État-nation, établissant un modèle pour une série de mouvements de libération nationale qui ont suivi, le « printemps des nations ». Le droit à l’autodétermination, principe actuellement défendu par l’Ukraine dans sa résistance à l’agression impérialiste de la Russie et par la Palestine face à la violence ethnopolitique d’Israël, s’inspire de cette impulsion de libération nationale. Parallèlement, la révolution, quelles que soient ses caractéristiques nationales ou locales, exerce des effets politiques transnationaux. Une fois reconnue comme révolution nationale, elle ne peut être complètement confinée à l’intérieur des frontières nationales. Les changements sont trop importants et les forces opposées, les groupes d’intérêt avec leurs propres agendas et les points de référence qui divisent la révolution en différentes factions sont trop nombreux. De nombreux exemples illustrent ce point. On peut citer la révolution haïtienne et le soulèvement des décembristes.
Il est également important de mentionner les sentiments historiques, autre phénomène typiquement moderne inextricablement lié à la Révolution française. La vision progressiste de l’histoire, qui s’est répandue sur tout le continent européen au XIXe siècle, nous a poussés à embrasser l’avenir de la société. Se sentir historique signifiait se détacher du passé et se tourner vers l’avenir, s’y tenir, l’anticiper. Cependant, l’attitude critique à l’égard de la pensée moderne et du progrès a influencé l’orientation prise par le sentiment historique depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, si un événement révolutionnaire est encore possible, comme auparavant, il présuppose l’abolition du passé. La distinction essentielle est de savoir s’il est remplacé par un nouveau passé ou par un nouvel avenir. Les profondes transformations apportées par la politique moderne, en particulier la Révolution française, ont fourni une affirmation sans équivoque de l’avenir. Les révolutions du siècle actuel suspendent cette question. L’anticipation de l’avenir est désormais souvent associée à l’angoisse plutôt qu’à de nouvelles possibilités, à des alternatives passionnantes et à un monde meilleur.
Ce changement est évident dans divers aspects de notre société, notamment dans le discours universitaire, les initiatives militantes et même le paysage politique de nombreux États. Les événements de l’année écoulée ont été pour le moins difficiles. Il est toutefois important de rappeler que la politique du recul a remplacé le sens de l’histoire qui était autrefois un sentiment de nouveauté imminente. Il convient toutefois de noter que certains cas de préoccupation pour le passé plutôt que pour l’avenir existent bel et bien. Dans ces cas, le lien entre le présent et le passé devient une obsession majeure, créant un cycle dans lequel le mouvement des personnes et des choses devient un destin bouclé et autonome. Il en résulte une politique de rétrospection sans fin, pour laquelle l’histoire est une sorte d’espace préhistorique de l’existence sociale ou étatique. Une telle politique conduit souvent à des tendances revanchistes et/ou impérialistes. Un exemple flagrant qui doit être souligné est l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine en 2025.
Révolution et guerre
L’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine a commencé au printemps 2014 et s’est transformée en une invasion à grande échelle le 24 février 2022. Elle sert de cadre fondamental pour analyser l’histoire politique contemporaine et la dynamique géopolitique. Cela est vrai même lorsque le sujet de discussion est la Révolution française, surtout si la discussion s’avère être le point de départ d’une conversation sur la révolution elle-même. Les révolutions historiques ont pris des positions opposées à l’égard des guerres interétatiques, qu’il s’agisse d’y répondre ou même de prétendre transformer la confrontation entre États en conflit civil. Par exemple, le célèbre concept gauchiste (de gauche) de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile a été adopté non seulement par les bolcheviks, mais aussi par de nombreux autres représentants de la Deuxième Internationale.
Parallèlement, la discussion sur les révolutions en temps de guerre nécessite de réfléchir aux fondements de l’action politique radicale. La guerre et la révolution, en tant que phénomènes politiques, partagent plusieurs points communs. La guerre et la révolution sont toutes deux des représentations de conflits, qu’ils soient entre États ou au sein d’une société. Elles représentent également des moyens de résoudre ces conflits. La guerre et la révolution indiquent toutes deux une perturbation des relations politiques, qu’elles soient entre États ou entre groupes sociaux. La guerre et la révolution impliquent toutes deux un conflit armé. La guerre et la révolution impliquent toutes deux une redistribution des sphères d’influence, ainsi qu’un changement de l’ordre qui a conduit à leur formalisation. La guerre et la révolution représentent toutes deux un conflit politique d’une telle ampleur que la politique cesse d’utiliser exclusivement des moyens discursifs et normatifs, mobilisant la technologie et la puissance vitale des corps humains. Il est important de noter que la guerre et la révolution ont toutes deux le potentiel d’avoir un impact sur les individus dans une zone de conflit, y compris ceux qui peuvent avoir des difficultés à prendre des décisions politiques. Ces situations peuvent avoir de graves conséquences, notamment la perte de vies humaines et la détérioration de la santé. En ce sens, la guerre et la révolution impliquent nécessairement une compulsion au conflit, pouvant aller jusqu’à imposer un conflit existentiel.
Cependant, il est essentiel de comprendre la différence fondamentale entre la guerre et la révolution. En tant que phénomènes de la vie politique, elles entretiennent une relation complètement différente avec le temps historique. La guerre, même en s’inspirant des conflits militaires du passé et en tirant parti de leurs ressources (imagination, connaissances, propagande), prend souvent la forme d’un conflit extra-historique. Cet argument est fréquemment invoqué par les conservateurs et même par ceux qui sont enclins à soutenir l’agression militaire. Il affirme que « les guerres ont toujours existé » et qu’il est inefficace de tenter de changer cet état de fait. Dans certains cas, les personnes qui ne soutiennent pas la guerre peuvent également éprouver un sentiment d’impuissance et d’humiliation politique dans un contexte de répression politique, comme on l’a vu dans la Russie déchirée par la guerre. Ils considèrent la guerre comme une catastrophe naturelle dont le déclenchement et la fin semblent indépendants de la volonté des citoyens, mais influencés par le hasard ou la nature arbitraire du pouvoir autoritaire. Les slogans explicitement pro-guerre et militaristes s’inspirent souvent du passé, car ils prétendent défendre les victoires et la grandeur d’une nation en temps de guerre. Il existe de nombreux exemples historiques d’une telle exploitation du passé, mais aujourd’hui, c’est dans la propagande militaire russe qu’elle est la plus facilement identifiable. Celle-ci présente l’agression militaire contre l’Ukraine comme la continuation des efforts des soldats soviétiques pour combattre le fascisme et le vaincre en 1945. Contrairement à la guerre, la révolution, compte tenu de son lien intrinsèque avec la modernité politique, est de nature moderne.
Il est toutefois important de noter que les guerres et les révolutions sont des événements tangibles. Ces individus sont des personnes vivantes qui prennent des décisions et agissent, délibérément ou non. D’un point de vue politique, le sentiment historique, qu’il soit orienté vers le passé ou vers l’avenir, découle de l’action, y compris de l’action militaire. L’expansion et l’agression de la Russie en Ukraine sont avant tout motivées par une conception de l’histoire orientée vers l’éternité. Même le passé, tel qu’il est perçu à travers le prisme des propagandistes et des conservateurs, est un moyen d’examiner les vastes distances temporelles qui séparent les origines de la « Russie historique » et l’évolution de ses « valeurs traditionnelles ».
La guerre de la Russie contre l’Ukraine s’inscrit dans la lignée des politiques historiques actuellement mises en œuvre par l’État russe. En affirmant son contrôle sur des territoires spécifiques, elle suggère une expansion de l’histoire russe au-delà des frontières établies. Le fatalisme historique n’est alimenté que par le volontarisme de ses dirigeants politiques. Le discours historique officiel qui prévaut en Russie se caractérise par l’exclusion de la révolution de son passé, qu’il considère comme une erreur historique. À cet égard, l’idéologie du régime peut être considérée comme contre-révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard : la révolution est avant tout une démarche contre l’éternité, contre la destinée politique.
Comme mentionné précédemment, la guerre et la révolution présupposent toutes deux un certain degré de compulsion au conflit. Cependant, l’un des problèmes qui peut être considéré comme un symptôme de la crise de la politique moderne est en fait le contraire. Il est important de noter que la lutte politique est de plus en plus considérée comme une forme de coercition, du moins dans certaines circonstances. Même les dirigeants de plusieurs États modernes (dont la Russie, l’Ukraine et les États-Unis) semblent avoir accédé à la présidence par hasard, sans avoir initialement l’intention de s’engager en politique. Le désengagement politique s’est apparemment accompagné d’une séparation totale entre l’ordre politique et l’ordre social, et d’un rapprochement entre la politique et l’ordre de la culture immatérielle (c’est-à-dire la culture en tant que domaine des valeurs, des sentiments moraux et des exigences émotionnelles). Cependant, la guerre qui a éclaté en 2014, peu après les événements révolutionnaires de Maïdan, a démontré la futilité d’éliminer la politique en tant que confrontation en l’exemptant du processus politique. La question est de savoir comment passer de la confrontation militaire – c’est-à-dire la politique destructrice de la mort, de la force et de la supériorité économique et technologique des États – à la politique en tant que moyen de construire collectivement, y compris par la contestation, de nouveaux ordres de vie.
La Révolution française et la politique moderne en général ont ouvert un large horizon de participation politique et un vaste champ d’action politique. Aujourd’hui, lorsque nous réfléchissons à son message émancipateur, nous sommes amenés à nous interroger sur les formes d’action les plus adaptées à l’époque actuelle. Si la transformation de l’ordre social n’est plus la condition de l’émancipation politique, il est alors essentiel de définir ces conditions. Il est intéressant de noter que la révolution a initialement entraîné une confrontation politique importante. D’une part, elle promettait l’émancipation politique et, d’autre part, elle exigeait déjà de ses participants un certain degré de liberté, exprimé par le désir de changer quelque chose. L’image d’un homme enchaîné, mais inconscient de ses chaînes (et anticipant ainsi une nouvelle positive sur la possibilité de les briser) est devenue une allégorie politique courante de la modernité. Une critique récente de la politique moderne suggère que de telles nouvelles peuvent être une illusion dangereuse ou, au mieux, une manifestation de force, une intervention de connaissances extérieures. La notion de révolution comme vecteur d’un message nouveau est en effet valable.
Cet article est une version abrégée et adaptée de la préface du livre Le Sens des révolutions : De la Bastille à Maïdan (2025).
Publication dans POSLE. Traduction Deepl Revue ML
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