Pour Lior Sternfeld, historien spécialiste de l’Iran moderne, les fantasmes de changement de régime ignorent les réalités à l’intérieur de la République islamique et risquent de répéter les erreurs historiques.
Par Orly Noy, 20 juin 2025 pour Magazine +972
Lorsque Israël a lancé son offensive contre Gaza à la suite de l’attaque du 7 octobre, il a présenté au public deux objectifs principaux : détruire le Hamas et libérer les otages. Au fil du temps, la contradiction inhérente à ces objectifs est devenue de plus en plus évidente ; l’assaut violent contre la bande de Gaza n’a pas seulement échoué à faire avancer la libération des otages, mais a en fait directement et indirectement conduit à la mort de plus de 50 d’entre eux. De nouveaux objectifs ont alors commencé à émerger, notamment le nettoyage ethnique des 2 millions d’habitants de Gaza et la reprise de l’occupation militaire à long terme de l’enclave.
Aujourd’hui, alors que la nouvelle guerre d’Israël contre l’Iran entre dans sa première semaine, un processus similaire mais accéléré est en cours : après avoir initialement déclaré que son objectif était de contrecarrer le programme nucléaire de la République islamique, Israël affiche déjà ouvertement son ambition de renverser le régime de l’ayatollah Ali Khamenei.
Dimanche, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a suggéré dans une interview accordée à Fox News qu’un tel scénario « pourrait certainement être le résultat de la guerre, car le régime iranien est très faible. Mais la décision d’agir, de se soulever, à ce moment précis, appartient au peuple iranien ».
L’idée fantaisiste selon laquelle une opposition iranienne saisirait cette occasion pour renverser le régime et libérer le pays de l’emprise des ayatollahs gagne également du terrain dans le discours public israélien, on peut l’entendre dans presque tous les débats télévisés. Mais pour le professeur Lior Sternfeld, qui enseigne l’histoire moderne de l’Iran à l’université Penn State, il s’agit là d’une illusion totale, reposant sur la perception déformée qu’ont les Israéliens de la pertinence politique de l’opposition iranienne en diaspora.
« En Israël, les voix qui sont amplifiées sont celles de Reza Pahlavi [le prince héritier iranien en exil] et de ses partisans, des personnes qui n’ont aucune crédibilité ni influence réelle en Iran », a-t-il déclaré au magazine +972 dans une interview.
«Au cours des dix dernières années, beaucoup d’argent a été investi pour construire son image, et soudain, il est passé du statut de fainéant sexagénaire à celui de prince héritier avec tout un royaume derrière lui ».
« C’est une réalité qui n’existe que dans le « Tehrangeles » [surnom donné à certains quartiers de Los Angeles où vit une importante communauté d’exilés iraniens] et en marge de l’administration américaine actuelle », a ajouté Sternfeld. « Et c’est la seule que les Israéliens entendent. »
L’interview suivante a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.
La visite du prince héritier en avril 2023 en Israël, en tant qu’invité du ministère du Renseignement, n’a pas vraiment donné l’image d’un patriote iranien.
Exactement. Il m’est immédiatement apparu qu’il cherchait à obtenir le soutien d’Israël et des États-Unis, et non celui du peuple iranien. Dans ce contexte, il convient de mentionner le récent message très virulent publié par sa femme [avec un graffiti en anglais disant : « Frappez-les, Israël. Les Iraniens sont avec vous »].
Je pense que le discours officiel israélien sur l’Iran a été résumé par [l’universitaire israélien de droite] Mordechai Kedar, qui a affirmé que l’Iran est une coalition fragile de tribus qui attendent de s’effondrer. Mais quiconque a une connaissance même élémentaire de l’histoire iranienne sait que c’est absurde. Il existe des mouvements clandestins kurdes et baloutches, mais représentent-ils un sentiment plus large ? Absolument pas.
Ce type de vœu pieux est dominant parmi la diaspora iranienne, qui est toujours hantée par la révolution de 1979. Tout comme la révolution était censée venir de l’extérieur sous la forme de Khomeini [de retour d’exil], la contre-révolution est désormais imaginée comme venant de l’extérieur sous la forme de Pahlavi.
Mais s’il ne fait aucun doute qu’il y a en Iran des gens qui se réjouissent des attaques [israéliennes] et de la mise à nu des responsables du régime, cette position n’a en réalité aucun ancrage dans la population. Il suffit de regarder les figures de l’opposition iranienne qui ont été torturées par le régime, qui ont été incarcérées à la prison d’Evin et qui s’expriment aujourd’hui en disant : « Nous sommes contre cette attaque, notre pays est attaqué. » Ce sont des gens qui détestent les mollahs, mais pour l’instant, l’ennemi, c’est Israël.
De plus, il n’existe actuellement aucune opposition organisée en Iran capable de s’attaquer aux centres du pouvoir sans provoquer un chaos total, ce que les Iraniens souhaitent éviter à tout prix, selon moi. Le régime dispose d’une base de soutien solide qui va bien au-delà de son appareil sécuritaire.
L’attaque israélienne a touché les traumatismes politiques les plus profonds de l’Iran, à savoir les tentatives occidentales de renverser son régime. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu le nom de Mossadegh [le Premier ministre iranien renversé en 1953 lors d’un coup d’État orchestré par le Royaume-Uni et les États-Unis] mentionné dans les médias iraniens ces derniers jours.
Il y a également eu de nombreuses références à l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les gens disent : « Nous ne serons pas l’Irak ! », un pays qui a sombré dans la guerre civile et qui a finalement donné naissance à Daech. Pour les Iraniens, il existe une sorte de hiérarchie des tragédies. Même s’ils pensent que la République islamique est mauvaise, elle reste préférable à Daech.
Cela rappelle le début de la guerre Iran-Irak, qui a éclaté juste après les grandes purges politiques qui ont suivi la révolution, lorsque tous les pilotes emprisonnés par le nouveau régime ont été libérés et appelés à se présenter pour combattre l’Irak. Ils se sont battus pour leur pays, pas pour le régime.
Au début de la guerre Iran-Irak, l’un des facteurs clés qui a contribué à consolider la République islamique a été la dissolution de toutes les organisations d’opposition. C’est ce qui a permis à la faction khomeyniste de s’imposer. Mais une fois la guerre déclenchée, l’opposition, menée par le Tudeh [le Parti communiste iranien], a annoncé qu’elle cessait ses activités, car il fallait désormais défendre la patrie.
À l’époque, l’un des objectifs explicites de Saddam Hussein était de renverser le régime iranien. Il l’avait dit ouvertement. Et même alors, ils utilisaient exactement le même langage que celui que nous entendons aujourd’hui de la part des dirigeants israéliens : « Le régime iranien est faible, il s’effondrera en deux semaines ».
Pourtant, l’attaque d’Israël a clairement jeté le discrédit sur le régime iranien. Le fait que le Mossad ait pu pénétrer aussi profondément dans les sites les plus sensibles d’Iran, établir une base de drones à l’intérieur du pays, assassiner des scientifiques – tout cela accompagné d’images de foules fuyant Téhéran comme on n’en avait pas vu depuis la guerre Iran-Irak – tout cela ne suggère-t-il pas une instabilité plus profonde au sein du régime ?
Je ne sais pas combien de personnes en Iran ont été véritablement choquées par cela. Pour la plupart, cela n’a fait que renforcer leurs critiques existantes à l’égard du régime ; le fait que le Mossad ait pu pénétrer ainsi dans le pays est la preuve qu’il existe des collaborateurs corrompus au sein du régime. J’ai vu des Iraniens écrire : « Quel culot de la part du régime d’avoir laissé l’Iran en arriver à un point où nous sommes si vulnérables. »
Cet échec catastrophique pourrait-il conduire à la chute du régime ? Peut-être. Les conditions sont réunies, mais cela doit venir de l’intérieur, de manière organique. La question cruciale est la suivante : par quoi pourrait-il être remplacé ? Et pour l’instant, cela reste très flou. À l’heure actuelle, toute l’énergie est concentrée sur la résistance à l’attaque israélienne.
Dans votre analyse de l’Iran, vous partez toujours du principe qu’il s’agit d’un régime rationnel. Nous avons également vu la récente déclaration du ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghchi, qui a déclaré que l’Iran ne voulait pas d’escalade et que si Israël cessait ses attaques, l’Iran ferait de même. Serait-il juste de dire qu’à l’heure actuelle, le besoin du régime de redorer son image, en particulier aux yeux de la population iranienne, pourrait l’emporter sur sa volonté de maintenir une politique mesurée envers le reste du monde ?
En avril dernier, lorsque l’Iran a lancé des attaques de drones contre Israël, il a agi avec retenue. Pourtant, presque personne dans les médias n’a souligné que l’Iran s’était donné beaucoup de mal pour avertir de l’attaque et coordonner son timing. Lorsqu’il a interprété l’attaque israélienne comme visant des installations militaires et des installations du CGRI, sa riposte a également visé des sites militaires israéliens.
Mais nous n’en sommes plus là. Cette fois-ci, le sentiment de sécurité et la fierté de l’Iran ont été ébranlés. Dès qu’Israël a commencé à frapper au cœur de Téhéran, dans des zones résidentielles, nous avons vu l’Iran cibler également des centres urbains.
Les capacités de défense d’Israël restent largement supérieures, et l’Iran en est conscient. Mais l’Iran fait également preuve de plus de patience et continue d’afficher sa volonté de désescalade, ce qui n’est pas le cas d’Israël.
Ce à quoi nous assistons actuellement, c’est une tentative de Téhéran d’envoyer un message à la région : elle ne jouera plus le rôle de la partie qui encaisse les coups sans riposter. Contrairement à ce qui s’est passé après l’attaque contre le consulat iranien à Damas ou contre ses bases militaires à Ispahan, où il n’y avait aucune demande publique de riposte, cette fois-ci, les Iraniens réclament des mesures concrètes. Leur message au régime est le suivant : « Prouvez-nous que vous valez quelque chose. Défendez la patrie. »
Cela aura-t-il un coût diplomatique, par exemple en ce qui concerne l’accord sur le nucléaire, qui est si important pour l’Iran ?
L’accord sur le nucléaire est très important pour l’Iran, mais pour l’instant, l’Iran se sent trahi par les États-Unis. Il est important de noter que de nombreux membres de l’équipe iranienne chargée des négociations sur le nucléaire ont été assassinés [lors de la dernière attaque israélienne]. Cela a donné lieu à des théories du complot accusant les États-Unis d’avoir orchestré un coup monté.
Avant même que l’ancien président Rohani n’obtienne l’autorisation du Guide suprême en 2013 d’ entamer les négociations sur un accord nucléaire, Khamenei avait déclaré qu’un accord avec les Américains serait sans valeur, car l’Occident ne sait pas tenir ses promesses. Il a finalement eu raison.
Plus tard, lorsque le président Raisi a repris les négociations avec les États-Unis à l’été 2023 sur le dégel des avoirs, l’échange de prisonniers et d’autres questions, Khamenei a déclaré : « Allez-y, mais vous verrez qu’il est inutile de traiter avec l’Occident. » Et une fois de plus, il a eu raison.
Ce fut également le cas avec l’actuel président, Pezeshkian. Il a été réélu malgré l’opposition de Khamenei et de l’establishment, et Khamenei lui a donné son accord pour entamer les négociations. Une fois de plus, il a eu raison. Ainsi, même si la réalité de 2023 n’est pas la même que celle de 2025, Khamenei finit toujours par avoir raison.
Compte tenu de tout cela, l’Iran serait-il même intéressé par un retour aux négociations sur le nucléaire ? À long terme, je pense que Pezeshkian et Araghchi feront un effort pour reprendre les pourparlers. Mais pour l’instant, il est douteux que l’opinion publique iranienne soutienne une telle initiative sans mesures sérieuses de confiance de la part de l’autre camp. Et franchement, on ne sait pas si l’administration Trump serait même capable de prendre ces mesures.
Nous entrons dans un domaine où je ne me sens pas très à l’aise. Nous pourrions dépendre de la bonne volonté de [Poutine] et de [Xi] dans leur rôle de médiateurs. Et qui sait où cela pourrait mener.
Pensez-vous qu’il y ait eu un changement fondamental dans la position de l’Iran, qui préférait auparavant être un État au seuil du nucléaire plutôt qu’une puissance nucléaire à part entière ?
Intuitivement, je dirais que oui. L’Iran a toujours affirmé que son [projet nucléaire] était à des fins défensives. Il a désormais la preuve qu’il a besoin de cette défense.
Et là encore, je tiens à faire la distinction entre l’Iran et le régime : le régime estime que la seule façon d’assurer sa survie est de devenir pleinement et ouvertement nucléaire. Cela fait partie d’un discours qui existe en Iran depuis 20 ans, selon lequel si Saddam Hussein avait eu des armes nucléaires, les États-Unis n’auraient pas envahi l’Irak en 2003. En ce sens, le nucléaire est donc le moyen de garantir la survie du régime.
Il existe actuellement une fenêtre d’opportunité très étroite pour revenir à des négociations intensives en vue d’un accord nucléaire, sous réserve de mesures de confiance, afin de maintenir l’Iran au seuil du nucléaire. Mais si l’Iran décide aujourd’hui de sortir du cadre et de se doter d’un arsenal nucléaire complet, qui pourrait comprendre la logique derrière cette décision ? Après tout, il a été attaqué – à Téhéran, à Ispahan, à Natanz – par une puissance nucléaire [présumée].
En septembre dernier, vous avez participé à une réunion très médiatisée avec le président Pezeshkian. Si vous le rencontriez aujourd’hui, que lui diriez-vous ?
C’est une excellente question, à laquelle je n’ai pas de réponse. Je peux dire qu’aujourd’hui, comme alors, je suis convaincu qu’un Moyen-Orient différent est à portée de main. Et je reste convaincu qu’il n’y aura pas, dans un avenir prévisible, de gouvernement plus apte à mener cette transition que celui de Pezeshkian.
En fin de compte, Israël doit abandonner l’illusion qu’un avenir meilleur au Moyen-Orient est possible sans un accord définitif avec les Palestiniens. Si cela devait se produire, je suis certain que nous pourrions visiter Téhéran de notre vivant.
Une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call. Vous pouvez le lire ici.
Traduction Deepl revue ML