Idées et Sociétés

Penser Gaza à la lumière de Frantz Fanon

JUIN 2025

Frantz Fanon a été symboliquement enrôlé comme combattant et guide idéologique d’une lutte, celle des Palestiniens, sur laquelle il n’a jamais écrit. Mais la conception de la violence du psychiatre et militant anticolonial martiniquais est plus complexe que ne l’expriment souvent ceux qui le revendiquent comme bien à eux ou ceux qui le condamnent. Au milieu de la destruction de Gaza par les forces militaires israéliennes, son œuvre prend une nouvelle dimension.

Adam Shatz dans Nueva Sociedad

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ma biographie de Frantz Fanon, je connaissais déjà ses racines martiniquaises, sa dette envers Aimé Césaire et son influence sur les écrits d’auteurs tels qu’Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau, tous martiniquais comme lui. Mais ce n’est qu’en commençant mes recherches que j’ai pris conscience de l’extraordinaire richesse et créativité de la tradition intellectuelle et poétique martiniquaise, qui imprègne tous ses écrits, et pas seulement Peau noire, masques blancs (1952)1. Bien que Fanon ait fini par s’identifier publiquement comme Algérien, il est resté profondément attaché à la Martinique, et seul un Antillais pouvait écrire Les Damnés de la Terre (1961)2, qui décrit la société coloniale à travers le prisme des sociétés esclavagistes du Nouveau Monde.

On m’a demandé de parler de « Gaza à la lumière de Fanon ». Avant d’aborder ce sujet, j’aimerais inverser le titre proposé et parler de « Fanon à la lumière de Gaza », car la lecture que nous pouvons faire aujourd’hui de cet auteur est nécessairement surdéterminée par les événements du 7 octobre et leurs conséquences.

Lorsque j’ai terminé la version anglaise de mon livre3, pendant l’hiver boréal de 2022, j’espérais qu’il serait lu à travers le prisme de la vague de manifestations contre le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis un an et demi auparavant, ainsi que du débat que ce mouvement de protestation avait suscité autour de questions telles que l’identité raciale et l’expérience d’être noir sous la domination blanche. Mais ce contexte herméneutique a subi une métamorphose dramatique le 7 octobre 2023, lorsque des combattants du mouvement islamiste Hamas et d’autres factions palestiniennes ont franchi la frontière sud d’Israël, tuant près de 400 soldats et plus de 700 civils israéliens, et emmenant avec eux 250 otages. En quelques jours, Fanon a été autant célébré que vilipendé sur les réseaux sociaux comme l’inspirateur intellectuel de l’attaque connue sous le nom de « l’inondation d’Al-Aqsa », une curieuse coïncidence entre la gauche décoloniale et la droite sioniste. Dans un article intitulé « Vengeful Pathologies » [Pathologies de la vengeance], publié dans la London Review of Books début novembre 2023 [et en espagnol, dans Nueva Sociedad], j’ai tenté de complexifier cette lecture, qui remonte à la célèbre préface de Jean-Paul Sartre à Les Damnés de la Terre. Lorsque mon livre a été publié deux mois plus tard, j’ai été attaqué simultanément sur deux fronts : par les conservateurs pro-israéliens, qui m’accusaient de normaliser la croyance de Fanon en la violence, et par certains secteurs de la gauche radicale, qui me reprochaient de tenter de la neutraliser.

Selon mes détracteurs, j’avais commis l’erreur impardonnable de vouloir nuancer la relation de Fanon à la violence. Cette perception du révolutionnaire martiniquais comme l’incarnation d’une vision purificatrice et quasi extatique de la violence anticoloniale me rappelle les observations de Fanon lui-même sur l’image de l’homme noir en Occident. Dans Peau noire, masques blancs, il écrit que le Noir est destiné à représenter tout ce qui touche à l’instinct biologique et aux pulsions érotiques et violentes que les Blancs – et d’autres – préfèrent nier en eux-mêmes. Il n’est donc pas surprenant que le psychiatre antillais continue d’être perçu comme un défenseur de la violence aveugle et absolue. Ses écrits et sa personnalité ne sont qu’un écran sur lequel tant les fanatiques de son œuvre que ses détracteurs projettent leurs peurs et leurs fantasmes. Cependant, le plus remarquable en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien est que Fanon a été symboliquement enrôlé comme combattant et guide idéologique d’une lutte sur laquelle il n’a jamais écrit un seul mot.

Il est vrai que les passages de Fanon pouvant être cités à l’appui d’arguments en faveur de la violence ne manquent pas. Il est vrai que Fanon était partisan de la lutte armée : dans sa vision, la décolonisation était un processus intrinsèquement violent, et la violence était indispensable non seulement pour renverser le colonialisme, mais aussi pour surmonter la léthargie, l’impuissance et le fatalisme que celui-ci avait inculqués aux colonisés.

Fanon était obsédé par l’idée que si la Martinique et les autres îles des Antilles n’avaient pas réussi à conquérir une véritable liberté, c’était parce qu’elles n’avaient jamais mené de véritable lutte contre leurs oppresseurs, contrairement au peuple haïtien. En réalité, la Martinique avait également connu des révoltes d’esclaves, mais il ne connaissait pas cette histoire, en partie à cause des lacunes et des silences de l’historiographie coloniale française. Cette obsession pour l’échec martiniquais a profondément marqué sa réflexion sur la révolution anticoloniale. Dans Les Damnés de la Terre, comme l’a souligné Jean Khalfa, Fanon semble non seulement analyser la violence de la lutte anticoloniale, mais aussi y prendre plaisir, la présentant comme une sorte de thérapie de choc nécessaire4. À mesure que la répression française de la révolte algérienne devenait plus brutale et se traduisait par l’éradication de villages entiers, le recours systématique à la torture et la disparition de milliers de personnes soupçonnées de sympathiser avec le Front de libération nationale (FLN), Fanon exprimait de plus en plus son soutien aux attentats à la bombe et aux actions armées contre la population civile. Il est même allé jusqu’à déclarer à un moment donné que tout Français présent sur le sol algérien était coupable et donc une cible légitime potentielle. Il convient de noter que certains de ses propres camarades du FLN rejetaient ce raisonnement.

Dans le même temps, Fanon était clairement perturbé par la violence, et pas seulement celle des colonisateurs. Sa consternation à cet égard transparaît dans son livre L’an V de la révolution algérienne5, où il déplore la « brutalité quasi physiologique » de certains rebelles, et surtout dans le dernier chapitre de Les Damnés de la Terre, intitulé « Guerre coloniale et troubles mentaux ». Il y évoque le meurtre d’un adolescent européen par deux de ses camarades algériens, ainsi que les troubles post-traumatiques dont souffrent les soldats rebelles qui ont commis des crimes de guerre. Dans sa reconstitution émouvante de la rencontre entre Fanon et Sartre à Rome en 1961, Simone de Beauvoir décrit un homme tourmenté par la violence dont il a été témoin et terrifié par ce qu’il anticipe6. Il se reprochait la mort de son mentor, le leader nationaliste Abane Ramdane, assassiné par ses propres camarades au Maroc, et prédisait qu’après l’indépendance, les règlements de comptes et les accusations de trahison pourraient provoquer un bain de sang. Pour présenter Fanon comme un partisan inconditionnel de la violence, il faut donc procéder à une lecture très sélective de son œuvre.

Quant à ce qu’il aurait pu dire sur la Palestine, on ne peut que spéculer. Dans Les Damnés de la Terre, il fait allusion aux réparations accordées par l’Allemagne à l’État juif après la guerre, mais il ne mentionne jamais la Nakba, ni le sionisme, ni le colonialisme de peuplement qui est à la base de l’existence d’Israël. S’il avait vécu assez longtemps pour voir la guerre des Six Jours en 1967 et assister à l’émergence de ce pays en tant que puissance occupante, il aurait probablement abordé la question. Dans le monde intellectuel francophone, ses contemporains ont réagi de manière très diverse à la question palestinienne. Claude Lanzmann, très proche de Sartre et devenu plus tard un sioniste convaincu, n’a pas hésité à faire un usage assez pervers des thèmes fanoniens en célébrant le culte de la violence rédemptrice prôné par Israël et en présentant le Tzahal [Forces de défense israéliennes, FDI] comme l’armée de libération nationale du peuple juif7. Sartre, à qui sa visite dans l’État juif à la veille de la guerre de 1967 avait laissé un goût assez amer, oscillait entre une défense embarrassée des Israéliens et des expressions sporadiques de soutien à la lutte armée des Palestiniens. Des historiens militants tels que l’universitaire juif français Pierre Vidal-Naquet8 et l’intellectuel algérien Mohamed Harbi9 se sont vigoureusement opposés à l’occupation et à l’expansionnisme brutal d’Israël et ont appelé à une solution permettant aux Palestiniens arabes et aux Juifs israéliens d’affirmer leur identité nationale et de partager la terre de manière équitable. Jacques Vergès, avocat du FLN pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie, s’est aligné sur les positions du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et d’autres groupes armés qui prônaient une décolonisation totale et violente, sans aborder clairement le sort et le statut des Juifs en Israël-Palestine. D’autre part, à la fin des années 1960, les organisations de la résistance palestinienne, du Fatah au FPLP en passant par le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), ont « palestinisé » de facto Fanon en adoptant ses thèses et en distribuant des traductions de Les Damnés de la Terre dans les camps d’entraînement des fedayins en Jordanie, au Liban et en Syrie.

Il est presque impossible d’imaginer Fanon se ranger du côté de Lanzmann, mais aurait-il suivi les traces de Harbi et Vidal-Naquet, ou celles de Vergès et du FPLP ? On peut défendre n’importe laquelle de ces hypothèses, car, comme nous l’avons vu, les opinions de Fanon sur la violence étaient complexes et parfois contradictoires. De plus, nous ne savons pas ce qu’il aurait pensé de la version spécifique du colonialisme de peuplement propre au sionisme, compte tenu de l’Holocauste et des liens ancestraux des Juifs avec la Palestine. Tout comme Sartre, il soutenait les mouvements de libération nationale dans le monde arabe, mais il avait de nombreux amis juifs et connaissait parfaitement l’histoire de l’antisémitisme en Europe. Aurait-il considéré le sionisme comme l’expression idéologique d’un simple mouvement de conquête coloniale et, par conséquent, comme un phénomène à combattre avec les mêmes moyens qu’en Algérie, ou bien à la fois comme une forme de colonialisme et comme un projet national, exigeant donc des stratégies de résistance différentes ? Et ne fallait-il pas considérer les Juifs israéliens comme différents des pieds noirs10 ?

Une fois encore, il est impossible de le savoir avec certitude, et l’œuvre de Fanon se prête à différentes lectures de ces questions. Dans L’année V de la révolution algérienne, il imagine un avenir où les Européens qui se sont joints à la lutte pour l’indépendance seront considérés comme des Algériens et vivront aux côtés des musulmans sur un pied d’égalité ; mais à d’autres moments, il semble avoir une vision plus pessimiste des possibilités de coexistence entre les deux groupes. En d’autres termes, invoquer le nom de Fanon en relation avec le 7 octobre et Gaza, c’est ouvrir le débat, mais certainement pas le résoudre. Je ne pense pas qu’il faille le regretter. Il ne demandait pas de réponses toutes faites à ses aînés – ni aux auteurs qui l’ont précédé. Pourquoi agir autrement ? C’est à nous de décider comment nous pouvons appliquer ses idées à la Palestine, en faisant un véritable « saut » interprétatif, ou plutôt, un saut qui, selon ses propres termes, « consiste à introduire l’invention dans l’existence ». Il ne s’agit donc pas de suivre servilement la lettre de ses écrits, mais d’être fidèles à l’esprit de son humanisme radical : comment mettre ses analyses au service des opprimés, de la liberté et de ce qu’il appelait la « désaliénation ».

Les parallèles entre le conflit israélo-palestinien actuel et l’Algérie du milieu des années 1950 n’auraient pas échappé à Fanon. Tout comme l’Algérie française, Israël a été fondé sur les ruines d’une autre société ; ses efforts incessants pour coloniser la terre et déposséder la population palestinienne se sont accélérés ces dernières années et se caractérisent par une brutalité croissante. Bien que les colonies israéliennes de Gaza aient été démantelées il y a près de 20 ans, le territoire est resté sous le contrôle et la surveillance étroite de l’État juif. Depuis 2007, la bande de Gaza est soumise à un blocus punitif qui ne semble pas près de prendre fin. Jusqu’au 7 octobre, les Israéliens pensaient l’avoir neutralisée, allant même jusqu’à établir un partenariat tacite avec le Hamas, dont les dirigeants à Doha recevaient des millions de dollars dans le cadre d’un accord avec Benjamin Netanyahu. Un calme inquiétant régnait, le calme de la « pacification », qu’Israël confondait avec la paix tout en essayant de négocier des accords avec les dirigeants des États du Golfe.

Le 7 octobre, cette illusion de paix imposée par les conquérants a volé en éclats. L’« inondation d’Al-Aqsa » a été une offensive traumatisante qui a brisé le sentiment d’invulnérabilité d’Israël et qui rappelle de manière frappante le soulèvement de Philippeville en 1955, « point de non-retour » de la guerre franco-algérienne, selon la formule de Fanon. Dans les deux cas, les actes de résistance légitime contre les soldats se sont mêlés à d’horribles crimes de guerre, dont des massacres sommaires de civils. Nous ne pouvons pas savoir si Fanon aurait établi de telles distinctions, mais ses écrits nous permettent de mieux comprendre pourquoi le 7 octobre s’est produit et pourquoi il a pris cette forme. L’auteur des Condamnés de la terre n’a jamais cessé de le souligner : la violence anticoloniale est une contre-violence ; elle répond à la violence intrinsèque, bien plus grande, qui émane du système colonial. Et elle se manifeste là où le système colonial a rendu le dialogue impossible. À la fin de l’année 2023, non seulement le Hamas, mais l’ensemble du mouvement palestinien se trouvait dans une impasse stratégique, incapable d’obtenir des concessions de la part d’Israël et confronté au risque d’être complètement oublié par la communauté internationale. Le 7 octobre n’est pas sorti de nulle part.

L’œuvre de Fanon nous aide également à comprendre les pulsions les plus sombres qui ont motivé le massacre de centaines d’habitants d’un kibboutz et de participants à une rave party. « Le colonisé, écrit-il, est un persécuté qui rêve constamment de devenir persécuteur ». Le 7 octobre, ce rêve est devenu réalité pour ceux qui ont franchi la frontière sud d’Israël : les Israéliens allaient enfin connaître l’impuissance et la terreur que les Gazaouis avaient subies toute leur vie. En tant que psychiatre, Fanon n’aurait eu aucune difficulté à comprendre pourquoi les Palestiniens ont pris les armes contre ceux qui les avaient dépouillés des terres de leurs ancêtres, puis imposé un blocus punitif à Gaza et bombardé leurs maisons, faisant des dizaines de milliers de morts. Il était logique, expliquait-il, que « celui à qui on a toujours dit qu’il ne comprenait que le langage de la force décide de s’exprimer par la force ». Il n’aurait pas non plus été surpris par la joie des Palestiniens avant le 7 octobre, ni par les dénégations du Hamas concernant le massacre intentionnel de civils perpétré par ses miliciens – comme l’avait fait le FLN en Algérie –, pas plus qu’il n’aurait été surpris par la machine propagandiste israélienne qui, insatisfaite des crimes réels du Hamas, a diffusé des récits mêlant faits avérés et mensonges concernant la décapitation de bébés et le viol systématique de femmes. Dans une guerre coloniale, insistait Fanon, « le bien n’est que ce qui leur fait du mal [aux colonisateurs] ».

Après le 7 octobre, Fanon a surtout été invoqué en relation avec la question de la lutte armée. Mais son œuvre jette également un éclairage important sur la guerre punitive impitoyable menée par Israël. Déterminée à surmonter l’humiliation infligée par le Hamas, l’armée israélienne a poursuivi sa campagne de bombardements massifs, d’épuration ethnique et d’organisation planifiée de famines. Cette guerre contre la population civile, selon des experts en droits humains et certains des plus éminents historiens de l’Holocauste, dont les Israéliens Omer Bartov et Amos Goldberg, constitue clairement un génocide. L’armée israélienne a tué plus de 50 000 Palestiniens à Gaza, déplacé la quasi-totalité de la population et détruit la plupart des bâtiments résidentiels, ainsi que les universités et les hôpitaux. Elle a également étendu la guerre au Liban et occupé des régions de la Syrie. La violence d’Israël a pris un caractère grotesquement exhibitionniste, à l’instar de la violence coloniale décrite par Fanon : elle ne vise pas seulement des objectifs politiques, mais aussi à imposer purement et simplement sa domination. De plus, les dirigeants israéliens utilisent un langage ouvertement raciste et génocidaire. « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », a déclaré l’ancien ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, confirmant ainsi l’observation de Fanon selon laquelle « le langage du colonisateur, lorsqu’il parle du colonisé, est un langage zoologique [et] fait constamment référence au bestiaire ». Un membre de la Knesset, le Parlement israélien, a récemment suggéré de séparer les hommes de Gaza des femmes et des enfants et de tuer tous les adultes. Ce type de déclarations est répété sans vergogne en Israël.

Fanon n’aurait guère été surpris de la rapidité avec laquelle l’offensive israélienne s’est transformée en une guerre d’extermination. Tout comme son mentor de jeunesse, le politicien et intellectuel martiniquais Aimé Césaire, déjà mentionné, il avait compris que la violence fasciste était intimement liée à l’histoire de la conquête coloniale et que les guerres de répression coloniale prenaient souvent le caractère d’un véritable génocide. Israël n’échappe pas à ce schéma. Si les cercles intellectuels et politiques des pays du Nord ont majoritairement soutenu l’État juif, ce sont les pays du Sud – en particulier l’Afrique du Sud post-apartheid –, forts de leur propre expérience de la domination raciale et coloniale, qui ont pris le relais pour demander des comptes à Israël. Depuis la guerre de Gaza, le monde semble presque aussi « divisé en deux » qu’il l’était aux yeux de Fanon à l’époque de la guerre d’Algérie.

Une dimension cruciale de la guerre de Gaza et du conflit dans lequel elle s’inscrit est le racisme, un sujet auquel Fanon a accordé encore plus d’attention qu’à la violence. Depuis le début de l’offensive israélienne, on assiste en Occident à une explosion de racisme contre les Palestiniens, et le soutien à leurs droits, assimilé de manière fallacieuse à de l’antisémitisme, est de plus en plus souvent criminalisé. Aux États-Unis, s’exprimer en faveur de la Palestine peut conduire à l’emprisonnement ou à l’expulsion du pays, même pour les résidents permanents. Fanon connaissait la capacité d’adaptation du racisme, qui ne cesse d’inventer de nouvelles cibles, qu’il s’agisse des Juifs, des Noirs, des Arabes ou d’autres. Dans l’imaginaire anti-palestinien, les Arabes de Palestine ne représentent pas seulement la barbarie, ils ne sont pas simplement les ennemis existentiels de la civilisation « judéo-chrétienne », ils constituent une dangereuse cinquième colonne ; c’est la même accusation qui a été portée contre les Juifs en Europe. Apatrides, confrontés aux descendants des victimes de l’Europe, les Palestiniens n’ont apparemment pas « le droit d’avoir des droits », ce qui, selon Hannah Arendt, est la condition préalable pour être considéré comme un être humain à part entière. La déshumanisation des Palestiniens est allée de pair avec la guerre génocidaire contre Gaza, mais aussi avec l’offensive plus sournoise, mais tout aussi importante, menée en Occident contre les immigrants, en particulier les musulmans, et contre la démocratie elle-même.

Dans Les Damnés de la Terre, Fanon prédisait que « l’héritage humain de la France en Algérie » serait « toute une génération d’Algériens plongés dans le meurtre gratuit et collectif, avec les conséquences psycho-affectives que cela implique ». La même logique peut s’appliquer à l’héritage d’Israël en Palestine. Mais avec une différence essentielle : lorsque Fanon a écrit son manifeste tiers-mondiste, la décolonisation et l’indépendance de l’Algérie étaient pratiquement inévitables. Les Algériens étaient en train de gagner. Si l’attaque du 7 octobre a obligé le reste du monde à se tourner à nouveau vers la Palestine, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. Les habitants de Gaza continuent d’être harcelés et bombardés, et leur agonie est ridiculisée par des discours obscènes sur la transformation de la bande de Gaza en une nouvelle Côte d’Azur dépouillée de ses habitants. De leur côté, les habitants de Cisjordanie sont confrontés à une brutale campagne de « gazification » menée par l’armée israélienne. Les menaces existentielles qui pèsent sur les Palestiniens affectent non seulement leur survie en tant que peuple, mais aussi leur survie physique sur la terre qu’ils habitent.

Comment résister ? En fin de compte, ce sont les Palestiniens qui doivent répondre à cette question. Ce n’est pas à nous d’en décider, et encore moins de les mettre sur le banc des accusés en acceptant d’écouter uniquement ceux qui condamnent le 7 octobre. Tenter de faire taire ceux qui considèrent que « l’inondation d’Al-Aqsa » était un acte de résistance nécessaire ne ferait qu’étouffer le débat qui se déroule actuellement au sein du peuple palestinien. C’est notamment le cas à Gaza, où beaucoup sont indignés par la décision du Hamas de lancer une attaque qui a fourni à Israël le prétexte pour commettre un génocide et transformer son territoire en un gigantesque chantier de démolition. Les Palestiniens n’ont pas besoin que nous leur fassions la morale, ce serait arrogant de notre part. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer à la lucidité intellectuelle et morale, ni pour encenser le Hamas, une organisation dont la conception de la lutte de libération laisse pour le moins à désirer. Dans le même esprit, nous pouvons citer un passage oublié de Les Damnés de la Terre dans lequel Fanon explique que « le racisme, la haine, le ressentiment, le « désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. (…) Il est vrai que les exactions sans fin des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouvelles raisons de haïr, de nouvelles raisons de partir à la recherche du « colon à abattre ». Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne peut constituer un programme ».

Pour Fanon, la décolonisation ne concernait pas seulement les musulmans, destinés à s’émanciper du joug de l’oppression coloniale, mais aussi les membres de la minorité européenne et les juifs (eux-mêmes issus d’une communauté faisant partie de l’Algérie précoloniale) qui se montraient prêts à rejoindre la lutte pour la libération. Dans L’année V de la révolution algérienne, il rendait hommage aux non-musulmans d’Algérie qui, aux côtés de leurs camarades musulmans, imaginaient un avenir où l’identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et non par la religion ou l’appartenance ethnique. Les identités respectives du « colon » et de l’« indigène », tout comme celles du « Noir » et du « Blanc », n’étaient pas pour lui des essences immuables, mais des créations d’un système oppressif qui disparaîtraient une fois celui-ci démantelé. Après l’indépendance, le colonisé découvrirait « l’homme derrière le colonisateur » et vice versa.

Fanon était un homme d’idéaux, pas un homme de violence. Il imaginait un monde reconstruit par la décolonisation et la révolution sociale, un monde dans lequel les hommes et les femmes opprimés, les sujets racialisés de l’empire occidental, détermineraient leur propre existence dans la liberté et la souveraineté. Mais il nous rappelle constamment que la simple affirmation de beaux idéaux et l’exaltation de notre humanité commune ne suffiront pas à nous conduire à la terre promise. La liberté exige une lutte, et la lutte est rarement caractérisée par la modestie ou la courtoisie ; elle est parfois même « un désordre absolu », selon ses propres termes. Cela ne signifie toutefois pas que le remède choisi par le docteur Fanon, à savoir la thérapie de choc de la violence, soit toujours le principal remède contre un ordre oppressif, et encore moins le seul. Comme l’illustrent son propre parcours et celui de la révolution algérienne, le recours excessif à la violence peut mettre en péril les idéaux pour lesquels on se bat et conduire à de nouvelles formes d’oppression et de domination brutale. En outre, il existe des situations où d’autres formes de confrontation et de mobilisation populaire sont plus efficaces, pour des raisons tant pragmatiques que morales. Fanon lui-même défendait cette idée dans Peau noire, masques blancs, où il décrit avec admiration les tactiques de la phase initiale du mouvement des droits civiques à la fin des années 1940 et au début des années 1950 aux États-Unis. Mais il n’existe aucune circonstance dans laquelle le pouvoir, un pouvoir injuste, cède sans lutter, quelles que soient les armes choisies.

Dans The Rebel’s Clinic [La clinique du rebelle], je décris le sentiment d’exaltation que Fanon a éprouvé face à l’attitude combative du peuple algérien. Mais ce que le Martiniquais admirait chez les Algériens, ce n’était pas tant l’usage des armes que ce qui sous-tendait leur résistance : la dignité, l’esprit de sacrifice, le refus du déracinement, l’attachement à leur culture et la détermination à se constituer en nation, c’est-à-dire ce que les Palestiniens appellent depuis des décennies « sumud », qui désigne la fermeté inébranlable dans la résilience. Lors des récentes manifestations organisées sur les campus américains, on a entendu scander le slogan « Nous sommes tous Palestiniens », une expression de solidarité et d’identification imaginaire probablement exagérée, mais que Fanon aurait sans doute appréciée. En parcourant le camp de solidarité du Bard College, l’établissement où j’enseigne, j’ai croisé plus d’un étudiant plongé dans les pages des Damnés de la terre. Qu’aurait pensé leur auteur ? Se serait-il senti flatté de constater l’actualité de son livre, ou plutôt affligé de constater que, malheureusement, ses thèmes restent tristement d’actualité ? « Je ne viens pas armé de vérités décisives », affirmait-il avec force dans Peau noire, masques blancs. Son plus grand souhait aurait sans doute été de voir son message de lutte et d’intransigeance devenir obsolète grâce à l’avènement d’un monde plus juste et d’une nouvelle humanité.

Dans notre lutte pour que ce monde devienne réalité, et dans l’attente du jour où la Palestine sera libre, les idées stimulantes et souvent dérangeantes de Fanon resteront pour nous une boussole indispensable.

Note : cet article est tiré d’une conférence, légèrement modifiée, donnée par l’auteur lors du colloque « Fanon, le guerrier silex », Sainte-Luce (Martinique), 31/5/2025, organisé à l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon. Traduction : Pablo Stefanoni.

  • 1.Akal, Madrid, 2009.
  • 2. Txalaparta, Pampelune, 1999.
  • 3.The Rebel’s Clinic: The Revolutionary Lives of Frantz Fanon, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2024. [Il existe une édition en espagnol : La clínica rebelde. Las vidas revolucionarias de Frantz Fanon, Debate, Barcelone, 2024].
  • 4. « Introduction » dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, Paris, 2018.
  • 5. Il existe une édition en espagnol : Sociología de una revolución, Era, Mexico, 1968.
  • 6. La force des choses, Gallimard, Paris, 1963.
  • 7. Journaliste, écrivain et réalisateur. Il est connu pour son documentaire Shoah (1985). Il a dirigé la revue Les Temps Modernes depuis la mort de Simone de Beauvoir en 1986. Il est devenu un défenseur viscéral d’Israël et a réalisé des documentaires élogieux tels que Tsahal (1994) sur les forces armées israéliennes [N. de T.].
  • 8. Spécialiste de l’histoire de la Grèce antique, il fut un militant énergique contre la torture en Algérie aux mains des troupes coloniales françaises, contre la dictature des colonels en Grèce et en faveur d’un État palestinien [N. de l’A.].
  • 9. Historien et militant du FLN. Il est l’auteur, entre autres, de l’ouvrage Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie, Christian Bourgeois, Paris, 1975.
  • 10. Littéralement, « pieds noirs ». Nom donné aux Français nés ou installés en Algérie pendant la période coloniale [N. de T.].
  • Traduction Deepl Revue ML