Par Andriy Movchan Victor Osprey LINKS International Journal of Socialist Renewal,
Publié le 31 mai 2025
À gauche, on entend souvent parler de l’Ukraine comme d’un « État néonazi » ou d’une « nation de réactionnaires », déterminée à opprimer les russophones et les idées de gauche. En réalité, cette ancienne république soviétique a une longue tradition de penseurs socialistes et progressistes qui ont contribué à façonner la conscience nationale ukrainienne.

Andriy Movchan est un Ukrainien de gauche et ancien militant de plusieurs organisations de gauche en Ukraine. Il vit maintenant en Catalogne, où il se consacre à des questions liées au militantisme médiatique, à l’art et au journalisme.
Dans cette conversation avec Victor Osprey pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, Movchan parle de l’influence des penseurs progressistes et de l’Union soviétique sur la conscience nationale ukrainienne, des débats tendus entre les bolcheviks sur l’indépendance de l’Ukraine, de la façon dont l’histoire du chauvinisme grand-russe nous aide à comprendre la guerre actuelle et de la question épineuse de la discrimination linguistique.
La deuxième partie de cette interview aborde l’état actuel du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le rôle de l’extrême droite dans les deux pays et les défis auxquels sont confrontées les forces de gauche ukrainiennes pour construire une solidarité internationale avec leurs luttes.
Pourrais-tu commencer par expliquer pourquoi tu as quitté l’Ukraine en 2014 ?
Ma biographie est intéressante car j’ai commencé mon activisme politique en tant que nationaliste ukrainien de droite. La discrimination linguistique a contribué à ma radicalisation. Cependant, j’ai revu mon point de vue sur le socialisme. Mes anciens camarades de l’extrême droite n’ont pas apprécié, et j’ai été agressé à plusieurs reprises dans la rue par ces radicaux. C’est finalement ce qui m’a poussé à quitter l’Ukraine.
En exil, je me suis installé à Madrid. Pendant un an et demi, j’ai vécu là-bas illégalement, sans papiers, sans argent, sans presque aucun ami et sans connaître aucune langue étrangère. Plus tard, j’ai obtenu officiellement l’asile politique et j’ai déménagé à Barcelone, où je vis aujourd’hui.
Peux-tu expliquer l’influence des penseurs progressistes et socialistes sur l’émergence d’une conscience nationale ukrainienne au XIXe et au début du XXe siècle, du panslavisme démocratique de l’écrivain et poète ukrainien Taras Shevchenko à l’anarcho-socialiste Mykhailo Drahomanov, en passant par des figures telles que la traductrice du Manifeste communiste en ukrainien, Lesya Ukrainka ?
Quand j’étais à l’école dans les années 1990, on nous enseignait tous ces personnages historiques comme des classiques de la littérature ukrainienne et des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine. Mais leurs opinions politiques, profondément enracinées dans les traditions socialistes et démocratiques, étaient passées sous silence. Ce n’est que bien plus tard, lorsque je me suis intéressé aux idées de gauche, que j’ai appris qu’Ukrainka et [le poète et écrivain ukrainien] Ivan Franko étaient des socialistes fervents.
L’idéologie de la classe dirigeante de l’Ukraine moderne essaie d’éviter de parler de ces aspects de notre histoire. Pourtant, les pères fondateurs de la nation ukrainienne moderne étaient, pour la plupart, partisans d’idées égalitaires.
Paradoxalement, présenter les Ukrainiens comme une « nation de réactionnaires » dont « la mentalité est opposée aux idées du socialisme » est bénéfique à la fois pour la bourgeoisie ukrainienne et pour les « tankies »(communistes autoritaires_staliniens) occidentaux [qui soutiennent le président russe Vladimir Poutine et son invasion de l’Ukraine]. Pourtant, un examen détaillé de l’histoire de l’Ukraine nous permet d’affirmer exactement le contraire : les idées de libération nationale et sociale du peuple ukrainien ont toujours été inextricablement liées.
Quelles étaient les relations entre les socialistes ukrainiens et russes à l’époque de l’empire tsariste ? Quel était le degré de coopération entre eux ?
Les socialistes ukrainiens et russes de l’époque coopéraient étroitement, car ils avaient un ennemi commun : l’autocratie tsariste. Les Ukrainiens comprenaient que les changements politiques en Ukraine, qui était sous domination tsariste, seraient difficiles à mettre en œuvre sans changements en Russie même. De même, les révolutionnaires russes avaient conscience que les peuples opprimés par l’empire russe constituaient une puissante ressource révolutionnaire.
Mais ces relations n’étaient pas faciles, surtout quand il s’agissait de la question de la sécession de l’Ukraine. Dans ce contexte, le débat entre le socialiste ukrainien Lev Yurkevych et Vladimir Lénine est intéressant. Yurkevych suggérait que les Ukrainiens se concentrent sur leur propre lutte nationale, tandis que Lénine appelait à une coopération étroite, sans laquelle la lutte contre le tsarisme ne pourrait être gagnée.
Dans ce débat, Lénine a dit : « Avec l’action unifiée des prolétaires grand-russes et ukrainiens, une Ukraine libre est possible ; sans cette unité, elle est hors de question. » Cette citation a été gravée sur le piédestal du monument qui lui est dédié à Kiev. Mais il faut noter que lorsque les autorités soviétiques ont décidé de décorer le piédestal à Kiev avec cette citation dans les années 1950, elle avait pris un sens complètement différent.
Sortie de son contexte, elle avait été intégrée au chauvinisme grand-russe réhabilité par Joseph Staline. Sa nouvelle interprétation était que seul le régime soviétique de Moscou pouvait rendre le peuple ukrainien « libre », et que tout rêve d’indépendance politique vis-à-vis de Moscou ne ferait que nuire aux Ukrainiens.
Il est important de dire que cette phrase léniniste a pris un nouveau sens dans le contexte de la guerre. Il est super dur pour l’Ukraine de repousser l’invasion d’un ennemi bien plus puissant : la Russie néo-tsariste. La seule chance de mettre fin à la guerre de manière juste n’est pas la victoire sur le champ de bataille, mais un changement politique en Russie même. La coopération avec l’opposition russe, les mouvements anti-guerre et révolutionnaires devrait donc être une priorité pour les Ukrainiens. Après tout, on a un ennemi commun : le régime de Poutine.
Cependant, la logique nationaliste des élites ukrainiennes empêche une telle coopération internationale. D’un autre côté, la faiblesse de l’opposition russe sous la dictature de Poutine et l’attitude arrogante d’une grande partie de la gauche russe envers l’Ukraine ne sont pas non plus encourageantes.
Si les écrits de Lénine avant et après la révolution de 1917 prônaient clairement l’autodétermination et défendaient les droits nationaux ukrainiens contre le chauvinisme russe, ils ont parfois été sacrifiés au profit de l’exploitation des ressources, en particulier pendant la guerre civile. D’autres bolcheviks avaient une vision plus « luxemburgiste » [en référence à Rosa Luxemburg] qui considérait les revendications spécifiquement « nationales » comme hors de propos ou réactionnaires.
Finalement, un parti socialiste radical ukrainien appelé les Borotbistes a fusionné avec les bolcheviks ukrainiens pour former le Parti communiste (bolchevique) d’Ukraine en 1921. La politique bolchevique s’est alors orientée vers une « ukrainisation », qui encourageait la langue et la culture ukrainiennes, ce qui a conduit à une renaissance linguistique et artistique dans les années 1920. Mais ça a été largement abandonné sous Staline. Comment tu comprends ce processus et quelles ont été les conséquences de son abandon ?
Les processus de renaissance nationale dans les années 1920, puis le processus inverse de réhabilitation du chauvinisme russe dans les années 1930, suivi de la russification, sont essentiels pour comprendre l’invasion actuelle de la Russie. Le manque de connaissances sur la question nationale ukrainienne à cette période cruciale parmi la gauche russe et mondiale nous empêche de comprendre le vrai contexte de la guerre.
Même Poutine, dans son discours du 21 février 2022 justifiant idéologiquement l’invasion, fait référence à la révolution de 1917 comme étant « la racine du problème », c’est-à-dire l’existence d’une Ukraine indépendante. Poutine est nostalgique de l’époque de l’empire russe, quand l’Ukraine n’existait pas en tant qu’entité politique. Il a accusé Lénine d’avoir accordé aux peuples de l’empire le droit à l’autodétermination, que l’Ukraine et d’autres républiques ont exercé en 1991.
Lénine était un politicien super progressiste pour son époque et comprenait que la lutte des peuples opprimés par le tsarisme était une force révolutionnaire puissante. En même temps, en tant que partisan de la construction du socialisme dans le cadre des grandes puissances, il n’était pas favorable à la séparation des peuples. Tout en proclamant des slogans d’autodétermination, il s’y opposait dans la pratique.
En conséquence, après leur victoire dans la guerre civile, les bolcheviks ont trouvé une formule de compromis : tout en refusant l’indépendance aux Ukrainiens (qu’ils ont été contraints d’accorder à la Pologne et à la Finlande), ils ont accordé à l’Ukraine une autonomie formelle dans le cadre de l’Union soviétique. En même temps, ils ont lancé un processus d’indigénisation, qui impliquait une discrimination positive en faveur de la langue et de la culture ukrainiennes afin de surmonter les effets de la russification tsariste et de faire comprendre aux masses ukrainiennes que la révolution était leur projet, et non quelque chose d’étranger. L’indigénisation s’est accompagnée d’un essor sans précédent de la culture révolutionnaire ukrainienne. Nous n’avons jamais eu de meilleurs exemples de littérature, de cinéma et d’art de classe mondiale, ni avant ni après.
Mais ça n’a pas duré. En 1932, avec le début de la collectivisation, Staline a complètement changé de cap. Si le chauvinisme russe était auparavant considéré comme l’ennemi principal, c’est désormais le « nationalisme bourgeois ukrainien » qui est proclamé ennemi numéro un. Les écoles et les magazines ukrainiens ont été fermés, et des centaines des meilleurs représentants de l’intelligentsia révolutionnaire ukrainienne ont été tués — on les appellera plus tard « la Renaissance exécutée ». La culture ukrainienne a été reléguée à un rôle formel et décoratif. La russification, et même la réhabilitation du chauvinisme impérial russe à la fin des années 1930, ont suivi.
À cause des processus d’assimilation à la fin de l’ère soviétique, la langue ukrainienne était dans un état déplorable. Les grandes villes d’Ukraine (à l’exception des régions occidentales) sont devenues presque entièrement russophones. Les tentatives des dissidents pour critiquer cet état de fait ont été réprimées. L’assimilation linguistique et le fait que l’Ukraine ait continué à être gouvernée de facto par Moscou pendant l’ère soviétique ont conduit de nombreux Moscovites ou Leningradistes à croire que l’Ukraine faisait partie de la Russie et que son indépendance était une erreur malheureuse. Poutine est l’un d’entre eux.
Quel était le statut social de ceux qui ne parlaient que l’ukrainien ou principalement l’ukrainien dans l’Ukraine soviétique, par rapport aux russophones ? Était-ce un obstacle à la mobilité sociale ou un signe de « retard » et d’origine rurale, où l’ukrainien était plus largement parlé ?
La situation réelle des locuteurs ukrainiens en République socialiste soviétique d’Ukraine (RSS) est vraiment importante pour comprendre le contexte de la guerre. Il est dommage que très peu de gens connaissent cette question.
Après l’abandon de la politique d’indigénisation au début des années 1930, la situation de la langue ukrainienne s’est considérablement détériorée. Le nombre d’écoles ukrainiennes a progressivement diminué, tout comme la proportion de livres et de magazines en ukrainien. Le russe dominait l’enseignement supérieur, la science et la culture populaire. Dans les années 1970, la russification ciblée a pris des proportions catastrophiques.
Pire encore, l’ukrainien était vu comme une langue de village. Dans les grandes villes, ceux qui parlaient ukrainien étaient considérés comme des « paysans sales », « arriérés » et « collectivistes ». On pensait que les gens cultivés, éduqués et « progressistes » devaient parler russe. Les brimades à l’encontre des locuteurs ukrainiens dans les lieux publics (files d’attente, transports en commun, lieux de travail) étaient extrêmement courantes. Pour les enfants et les jeunes, il était tout simplement impossible de parler ukrainien sans être ridiculisé et exclu socialement dans des villes comme Kiev, Donetsk, Kharkiv, Odessa et Dnipro. Les villageois qui venaient en ville (et plus encore leurs enfants) développaient un complexe d’infériorité et préféraient passer au russe.
L’État a laissé une certaine place à la langue ukrainienne : littérature officielle, cinéma, facultés de philologie, certains médias et la télévision. Mais dans un contexte de déclin total du prestige de la langue ukrainienne, ces domaines n’étaient plus pris au sérieux par la société. En même temps, toute tentative de remettre en question le statut de la langue ukrainienne par des intellectuels et des dissidents était considérée par l’État comme du « nationalisme ukrainien » et punie par la répression. Pendant l’ère Leonid Brejnev, il y a eu plusieurs campagnes pour lutter contre le « nationalisme ». Pendant ce temps, les manifestations de chauvinisme russe n’étaient pas du tout punies.
La situation d’inégalité linguistique a continué même après que l’Ukraine a obtenu son indépendance. Quand j’étais gamin et ado à Kiev, il n’y avait pas un seul locuteur natif ukrainien dans mon quartier. Les locuteurs ukrainiens étaient victimes d’intimidation. À 18 ans, j’ai décidé de passer du russe à l’ukrainien pour protester contre la discrimination. Même mes potes se moquaient de moi et me traitaient de « paysan collectif ». C’était un défi intéressant. Pour des centaines de personnes autour de moi, j’étais le premier à montrer qu’il n’y avait pas de honte à parler ukrainien.
Malgré l’existence de publications et d’écoles en ukrainien, la langue était reléguée à un statut secondaire, ce qui allait à l’encontre de la promotion officielle du « bilinguisme » et de l’égalité totale des peuples en Union soviétique.Est-ce que ceux qui réclamaient une plus grande promotion de la langue et de la culture ukrainiennes sous forme de magazines, de livres, de films – dont beaucoup étaient des communistes comme le critique littéraire ukrainien Ivan Dziuba – étaient considérés comme des « nationalistes », par opposition à l’idée automatique que lire et parler la lingua franca de l’Union soviétique, le russe, était « internationaliste » ?
Dans son ouvrage intitulé « Internationalisme ou russification ? », Ivan Dziuba a très justement abordé la question de la place de la langue ukrainienne et défendu une perspective léniniste. Officiellement, la langue ukrainienne avait le même statut que le russe après Staline. Mais du point de vue du marxisme, c’est la pratique qui est le critère de vérité. Est-ce qu’une personne qui parlait ukrainien pouvait s’attendre à être traitée de la même manière et à gravir les échelons sociaux comme une personne russophone ? Absolument pas.
De plus, la discrimination institutionnelle (comme celle dont sont victimes les russophones dans l’Ukraine indépendante) est peut-être plus visible que la discrimination quotidienne, mais la discrimination domestique normalisée – le harcèlement – est beaucoup plus douloureuse socialement. Si une personne risque d’être victime chaque jour de remarques humiliantes, d’être traitée de « paysan collectif » ou de se voir demander de « parler une langue normale », c’est tout aussi douloureux, voire plus. Surtout lorsqu’il n’y a aucun moyen de se défendre.
Une telle discrimination peut non seulement briser les gens et les forcer à s’assimiler, mais aussi les radicaliser. Par exemple, le dissident [poète ukrainien] Vasyl Stus s’est engagé dans la lutte pour les droits linguistiques après avoir été humilié pour avoir parlé ukrainien dans une file d’attente à la cantine de Donetsk. La situation a été aggravée par le fait que le parti voyait dans la défense de la langue ukrainienne un nationalisme dangereux. Si des dissidents comme Dziuba ont commencé leur critique en tant que communistes convaincus, la répression du parti les a désillusionnés quant aux idées socialistes.
Les Russes étaient-ils considérés, officiellement ou non, comme le « peuple dirigeant » de l’Union soviétique, l’incarnation et les dirigeants « légitimes » des aspirations progressistes panslaves, même sous une apparence communiste ?
À la fin des années 1930, la doctrine de Staline a officiellement établi une hiérarchie des nations au sein de l’Union soviétique, les Russes jouant un rôle de premier plan. On affirmait que les Russes avaient mené la révolution, guidant les autres nations. En plus, les idéologues de Staline ont commencé à présenter l’Union soviétique comme l’héritière de l’État « millénaire » de la Russie.
Les fondements du mythe national russe et du nationalisme russe en tant qu’idéologie de masse ont été posés dans les années 1930. Même l’hymne de l’Union soviétique, écrit en 1943 par Sergueï Mikhalkov, commence par ces mots : « L’union des républiques indestructibles des libres a été unie pour toujours par la grande Russie. » Quel rapport ces mots ont-ils avec l’internationalisme ?
Staline s’est appuyé sur le nationalisme russe pour faciliter la mobilisation patriotique des masses en cas de guerre. Les idées de l’internationalisme étaient trop complexes pour offrir ce potentiel de mobilisation, car elles reposaient sur la croyance en l’exclusivité et la supériorité nationales. C’est un détail très important qui est souvent mal compris par la gauche occidentale. Dans presque toutes les guerres d’indépendance, le nationalisme est un moteur décisif. La Seconde Guerre mondiale a été gagnée par l’Armée rouge, non pas sous les slogans d’une révolution mondiale, mais sous ceux de la défense de la patrie russe. « Nous ne nous sommes pas battus pour le communisme, mais pour la Russie », ont avoué les participants à la guerre.
Faut-il s’étonner alors que le nationalisme devienne également un moteur de la défense de l’Ukraine ? C’est tout à fait naturel.
Pouvez-vous nous parler de la politique linguistique actuelle de l’État ukrainien ? Les locuteurs du russe ou du surzhyk [pidgin ukrainien-russe] sont-ils victimes de discrimination ?
Depuis l’indépendance de l’Ukraine, les langues russe et ukrainienne ont toutes deux été victimes de discrimination. Le russe a fait l’objet d’une discrimination institutionnelle parce qu’il n’était pas la langue officielle. Dans la pratique, cependant, le russe est resté dominant pendant longtemps, même dans des institutions telles que la télévision nationale et les écoles des régions du sud-est, tandis que l’ukrainien était victime de discrimination dans la vie quotidienne dans les grandes villes et les régions russophones.
En 2022, on a vu une énorme vague de patriotisme. Beaucoup de russophones se sont engagés dans l’armée pour défendre le pays, et encore plus de gens ont commencé à parler ukrainien dans la vie civile. On aurait dit que la solidarité unissait enfin le pays après tout ce temps. Malheureusement, la politique linguistique de l’État a commencé à se radicaliser. La discrimination à l’égard de l’usage du russe dans l’espace public est devenue plus fréquente. La discrimination quotidienne à l’égard de la langue russe, qui était autrefois rare, est apparue.
Cependant, les discours des tankies sur la répression de la langue russe ou son interdiction sont fictifs. Des villes comme Kharkiv, Zaporijia et même Kiev continuent d’être majoritairement russophones. Ces citoyens russophones sont constamment attaqués par les missiles de Poutine, c’est pourquoi ils détestent sincèrement les « libérateurs » du nord.
Peux-tu nous expliquer certaines des opinions de la gauche internationale sur l’Ukraine et leur idée que les régions russophones sont forcément pro-russes ? Kharkiv, par exemple, est une ville où la plupart des gens parlent russe et où la grande majorité est contre l’invasion russe…
Kharkiv est un super exemple qui montre que les russophones, qui sont la grande majorité là-bas, n’attendent pas que la Russie les « libère ». C’est l’un des centres régionaux les plus touchés par l’agression russe. Il est à 40 kilomètres de la frontière, donc les missiles, les drones et les bombes russes frappent la ville presque tous les jours. Kharkiv est devenue un symbole de la résilience du peuple ukrainien, ses habitants reconstruisant héroïquement leur ville depuis plus de trois ans.
On peut en dire autant de Zaporijia, Kherson, Odessa, Mykolaïv, Kryvyi Rih, Dnipro : toutes ces villes ont une majorité de russophones, mais ce sont des Ukrainien (ne)s.
Quelle est la gravité de la répression et de la russification des Ukrainiens dans les régions occupées par la Russie ?
La russification et l’assimilation de la population dans les territoires occupés sont une priorité pour les administrations d’occupation. Toutes les références à l’Ukraine sont supprimées. La langue ukrainienne est en train d’être éradiquée. Le simple fait de parler ukrainien est considéré comme une trahison envers les occupants. Pour ça, les gens peuvent être licenciés, kidnappés et même torturés.
Mais le plus important, c’est le système éducatif et l’endoctrinement des enfants. Toutes les écoles sont passées à la langue russe. Les élèves subissent un lavage de cerveau avec de la propagande chauvine russe et apprennent à détester l’Ukraine. Des dizaines de milliers d’enfants sont impliqués dans l’organisation scoute chauvine Yunarmiya (Mouvement social patriotique militaire panrusse « Jeune armée »), où ils subissent un endoctrinement idéologique et un entraînement militaire. C’est tout simplement horrible : les partisans de Poutine entraînent des enfants ukrainiens des territoires occupés à se battre contre d’autres Ukrainiens !
En plus, une colonisation s’installe sur les terres occupées. La Russie ne fait même pas confiance aux collaborateurs locaux occupant des postes importants, elle envoie donc à leur place des enseignants, des médecins, des fonctionnaires et des agents de sécurité venus d’autres régions russes. Des programmes de prêts et de prêts hypothécaires avantageux sont proposés aux Russes qui souhaitent s’installer dans les territoires occupés. À travers la colonisation et l’assimilation, la Russie mène délibérément une purification ethnique progressive.
Y a-t-il une résistance ukrainienne efficace dans les territoires occupés ?
La résistance partisane ukrainienne n’est pas très répandue. Les opposants les plus actifs à l’occupation ont réussi à quitter ces territoires. Les activités des groupes de guérilla sont aussi compliquées par la force des services de sécurité russes, qui ont facilement démasqué ces groupes. Même les dirigeants militaires ukrainiens ont appelé les Ukrainiens des territoires occupés à ne pas prendre de risques et à attendre la libération. Les guérilleros agissent principalement en transmettant des informations, en lançant des missiles sur des cibles militaires des occupants et en commettant des actes de sabotage.
Il existe un mouvement de femmes des territoires occupés appelé « Angry Mavkas » [en référence à une nymphe vertueuse du folklore ukrainien qui attire les jeunes hommes vers la mort dans les bois], qui rappelle aux occupants à travers des affiches et des graffitis qu’ils ne sont pas les bienvenus ici. Le mouvement de guérilla tatar Atesh est également actif en Crimée.
Tu gères la page des réseaux sociaux Socialist Art sur Facebook et Instagram. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans l’art socialiste historique ? Et comment relies-tu ça à l’héritage contradictoire de l’Union soviétique, en particulier en Ukraine ?
Je m’intéresse depuis longtemps à l’héritage esthétique des mouvements révolutionnaires et des régimes socialistes. En Ukraine, j’ai beaucoup écrit sur l’art en tant que critique d’art et j’ai lu des ouvrages sur l’histoire de l’art. Parfois, je publiais des exemples d’art soviétique sur ma page Facebook.
Plus tard, j’ai eu l’occasion de gérer une page Socialist Art et j’ai découvert des dizaines de milliers de followers du monde entier qui avaient une grande soif d’apprendre sur cet art. Mes connaissances pouvaient répondre à cette demande. La page Socialist Art a vraiment gagné en popularité. Elle comptait des milliers de followers de différents pays : Inde, Brésil, États-Unis, Allemagne, Turquie, Grande-Bretagne, Mexique. La plupart venaient de Kolkata, dans l’État du Bengale occidental, considéré comme l’« État rouge » de l’Inde.
Mais à un moment donné, j’ai perdu mon enthousiasme. Les œuvres les plus intéressantes, comme l’avant-garde soviétique des années 1920, ne devenaient pas populaires. En même temps, des images primitives et reconnaissables de propagande, comme le marteau et la faucille ou les portraits de dirigeants, recevaient instantanément des milliers de likes et de reposts.
J’étais encore plus triste de voir que des centaines de milliers de militants de gauche du monde entier qui aiment l’art soviétique soutenaient sincèrement l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Pour convaincre mes followers du contraire, j’ai essayé de promouvoir l’art de la période d’indigénisation des années 1920, l’avant-garde réprimée par Staline et l’art russe anti-guerre. Mais mes efforts ont été vains.
Si quelqu’un est convaincu que tout agresseur qui s’oppose à l’Occident a le droit d’envahir et d’occuper d’autres pays, ce n’est pas du socialisme. C’est du campisme [qui voit le monde comme simplement divisé entre un camp pro-impérialisme américain et un camp anti-impérialisme américain, et qui soutient automatiquement toute force appartenant à ce dernier camp]. C’est une croyance religieuse et aucun art ne peut y remédier.
Traduction Deepl revue ML