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La mobilisation étudiante qui est en train de changer radicalement la société serbe

24 mai 2025 

Valigia Blu

valigiablu.itinfo@valigiablu.it

par Aida Kapetanović*

Depuis maintenant six mois, les étudiants et étudiantes de Serbie mènent un mouvement qui est en train de réécrire l’histoire du pays. Cette mobilisation, qui a rassemblé des milliers de citoyens issus de différents secteurs de la société, a conduit à la démission du Premier ministre et met à rude épreuve le régime d’Aleksandar Vučić, au pouvoir depuis dix ans.

Tout a commencé le 1er novembre 2024, quand l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad a fait 15 morts, un chiffre qui est passé à 16 dans les mois qui ont suivi. L’auvent avait récemment été rénové par des entreprises de construction proches du gouvernement, dans le cadre d’un projet plus large de modernisation des infrastructures ferroviaires soutenu par le gouvernement chinois. Bien que les travaux de rénovation aient été présentés au public dès la campagne électorale de 2022, la reconstruction s’est poursuivie jusqu’en juillet 2024, date à laquelle les autorités ont déclaré qu’elle était terminée « selon les normes européennes ».

L’absence de prise de responsabilité de la part des institutions après l’effondrement de l’auvent et le refus d’ouvrir une enquête sur les travaux de rénovation ont fait de cette tragédie le symbole le plus emblématique de la négligence institutionnelle et du système de corruption généralisé dans le pays. Un système qui touche les plus hautes sphères des institutions serbes, avec à sa tête le président Vučić et son Parti progressiste serbe (SNS), au pouvoir depuis 2012.

Avec le slogan « la corruption tue », les étudiants ont réagi en transformant la tragédie en mobilisation. Des blocages quotidiens de la circulation ont paralysé les principales villes, marqués par quinze minutes de silence en mémoire des victimes de Novi Sad. Alors que les protestations s’intensifiaient de jour en jour, les autorités ont réagi en tentant de les réprimer, tant par le biais de la police que par le recours à des pratiques telles que des violences, des agressions physiques et des tentatives de renverser les manifestants.

C’est justement une de ces agressions, qui a eu lieu le 22 novembre contre des étudiants et des profs de la Faculté des arts dramatiques de Belgrade en protestation, qui a provoqué l’escalade de la mobilisation. Réunis dans leur faculté, les étudiants ont lancé le 25 novembre la première blokada, c’est-à-dire le blocage des activités universitaires et l’occupation de l’université.

Les blokada et les plénières

Le blocage de la Faculté des arts dramatiques de Belgrade a eu un effet domino immédiat, touchant aujourd’hui presque toutes les universités du pays. Les lycéens et lycéennes se sont aussi joints à la mobilisation, bloquant les cours dans de nombreux cas avec le soutien des profs et des parents.

Depuis les universités bloquées, les étudiants ont formulé quatre revendications à l’adresse des institutions, qui restent encore aujourd’hui sans réponse. Ils demandent que tous les documents relatifs à la reconstruction de la gare de Novi Sad soient rendus publics. Ils exigent l’abandon des poursuites contre les personnes arrêtées et détenues lors des manifestations, ainsi que la poursuite pénale de ceux qui ont agressé physiquement des étudiants et des professeurs lors des manifestations. Enfin, ils demandent une augmentation de 20 % des fonds alloués aux universités publiques.

Les universités bloquées deviennent des lieux où s’organisent des manifestations, des réunions, où se construit et se pratique la solidarité. L’organisation interne des universités occupées devient l’occasion d’expérimenter la démocratie directe à travers les plenums. Il s’agit d’assemblées générales d’étudiants, dans lesquelles chaque étudiant dispose d’une voix, qui font office d’organes décisionnels.

Chaque faculté a son assemblée plénière, où sont discutées les stratégies de mobilisation et toutes les questions cruciales qui se posent au fur et à mesure de la mobilisation. Les aspects plus spécifiques sont abordés dans des groupes de travail qui s’occupent de questions telles que les besoins matériels des occupations (nourriture, dons, matériel pour les manifestations), la communication avec les médias ou la coordination entre les facultés. La participation est réservée aux étudiants et étudiantes de la faculté.

Cette mesure est essentielle pour défendre l’autonomie décisionnelle du mouvement contre les pressions extérieures et les tentatives de répression. En effet, aucune information ne ressort des longues discussions de l’assemblée plénière, et toute décision concernant la mobilisation doit passer par là, sinon elle n’est pas considérée comme valable ou représentative du mouvement. C’est une méthode qui caractérise profondément le mouvement, où la pratique de la démocratie directe et l’absence de leaders ont garanti sa durée et son intégrité jusqu’à aujourd’hui.

Les étudiants mènent, toute la société participe

Même si les étudiants sont la force motrice des mobilisations, les appeler « étudiantes » réduit leur portée et leur ampleur. En fait, divers secteurs de la société se sont joints aux protestations dès le début. Le 24 janvier 2025, une grève générale a été proclamée, à laquelle ont participé différents segments du monde du travail : les travailleurs de la culture et de l’éducation, les petites entreprises, le secteur des services et de la technologie, la santé, la justice, l’agriculture. Dans les mois qui ont suivi, d’autres grèves se sont succédées.

Mais la participation populaire s’est surtout répandue lors des manifestations de rue et des longs blocages routiers à Belgrade, Novi Sad et Niš. Là, chacun a fait sa part : les motards et les tracteurs ont assuré la protection des manifestations avec leurs véhicules, les citoyens ont apporté de la nourriture et ont organisé de véritables cantines dans la rue. Les manifestations ont traversé non seulement les grands centres urbains, mais aussi les petites villes, selon les estimations 400 villes et villages.

Le 22 décembre 2024, la première manifestation de masse a vu la place Slavia à Belgrade envahie par une foule de plus de 100 000 personnes. À l’époque, elle a été célébrée comme la plus grande manifestation de l’histoire récente de la Serbie, mais quelques mois plus tard, ce record allait être largement dépassé.

Le 15 mars 2025, en effet, un million de personnes ont envahi les rues de Belgrade. Tout ça s’est passé malgré le climat de tension entretenu par le gouvernement et les médias pro-régime qui, les jours précédents, avaient tenté de dissuader les gens de participer. Alors que le président Vučić prévoyait des affrontements et des troubles, un groupe de soi-disant étudiants, les « ćaci », a organisé une contre-manifestation aux allures grotesques.

Se proclamant « étudiants qui veulent étudier » et protégés par des « batinaši » (voyous) et la police, ils ont campé dans le Parc des Pionniers. Leur manifestation était une nouvelle tentative du gouvernement de donner l’image d’une société divisée entre opposants et partisans du régime, et de provoquer des tensions et des violences. Malgré cela, une foule immense a envahi pacifiquement Belgrade, jusqu’à ce que les quinze minutes de silence habituelles soient interrompues par un bruit soudain, provoquant une panique générale et la dispersion du cortège.

Dans les jours qui ont suivi, plusieurs témoignages ont affirmé que le bruit provenait d’un canon sonore, le Long Range Acoustic Device (LRAD), qui émet un son de 160 décibels perceptible jusqu’à 5,5 kilomètres de distance, et qui est interdit dans le domaine civil. L’utilisation de ce canon provoque des symptômes physiques graves, tels que des douleurs prolongées aux oreilles, des nausées, des difficultés respiratoires, de la tachycardie et d’autres symptômes constatés chez les manifestants qui se sont rendus aux urgences les jours suivants.

Malgré de nombreux témoignages, Vučić, le ministre de l’Intérieur et les dirigeants de l’armée et des services secrets ont nié en posséder, puis ont nié l’avoir utilisé pendant la manifestation. Aucune enquête n’a été ouverte pour établir les faits.

Une révolution souriante qui reconnecte la Serbie

L’une des clés de la propagation massive des manifestations et de leur durée a certainement été la capacité des étudiants et des étudiantes à trouver des moyens innovants et créatifs pour répondre aux défis de la mobilisation. Dès février, les étudiants ont commencé à faire des marches de plusieurs kilomètres pour rejoindre à chaque fois une nouvelle ville. À pied, en courant ou à vélo, ils partaient pour rejoindre une manifestation et invitaient les gens à participer à la suivante. Grâce à ça, ils ont évité les tentatives du gouvernement de bloquer les transports et d’empêcher la participation aux manifestations.

Mais ils ont aussi montré leur persévérance, leur volonté et la supériorité éthique de ceux qui se mobilisent pour un objectif commun, dont les seules armes sont la solidarité et l’entraide. Tout au long de leur chemin, les habitants les attendaient au bord de la route avec de la nourriture et de l’eau, des embrassades, des sourires et des larmes d’émotion. Des fonctionnaires, des restaurateurs, des commerçants, des citoyens ordinaires ont ouvert leurs portes pour leur offrir un rafraîchissement, leur permettre de soigner leurs blessures aux pieds et les héberger pour la nuit.

À travers ces marches, les étudiants ont porté leurs revendications de changement dans les zones les plus reculées et marginalisées du pays. Ils ont touché une grande partie de la population rurale, où les conditions sociales sont difficiles et où l’information provient principalement des médias du régime. En marchant, ils ont traversé la Serbie de long en large, reconnectant le tissu social constamment fragmenté par les politiques et les discours gouvernementaux. Pas à pas, ils ont manifesté dans les rues de Novi Sad, Belgrade, Kragujevac, Niš, Novi Pazar, Kraljevo.

Certains portaient la šajkača, le couvre-chef traditionnel et militaire serbe, d’autres le hijab, d’autres encore des symboles revendiquant le Kosovo ou rappelant le passé socialiste. Cette hétérogénéité, qui montre bien l’ampleur populaire du mouvement serbe, n’est pas sans contradictions. Elle repose sur un minimum idéologique défini par les quatre revendications simples et strictes des étudiants. Même si elle est minimaliste et considérée par certains comme trop peu politique, elle montre toute sa dimension politique et son potentiel de transformation, justement dans sa capacité à unir la complexité et l’hétérogénéité de la société serbe. Elle remet ainsi en question une idée de l’identité serbe fondée sur des principes ethno-nationalistes et essentialistes.

La participation des étudiants et étudiantes de Novi Pazar, une ville du Sandjak, une région du sud-ouest à majorité musulmane qui est restée en marge de la vie politique serbe depuis la fin de la guerre, en est un exemple frappant. Après avoir bloqué leur université et participé à des manifestations dans tout le pays, les étudiants de Novi Pazar ont organisé une manifestation dans leur ville en avril, montrant qu’ils font partie intégrante de la Serbie et de son processus de transformation. Un processus de transformation sociale qui a déjà atteint des résultats inimaginables.

En avril, les étudiants et les citoyens ont bloqué et occupé le siège de la chaîne de télévision publique, la RTS. Dès le début des mobilisations, les étudiants ont accusé les médias de ne pas couvrir les manifestations et de servir d’outil de propagande du régime. Pendant le blocage, un groupe d’anciens combattants a rejoint le bâtiment pour soutenir la manifestation. L’un d’entre eux, un vétéran invalide de guerre qui a participé avec l’armée serbe au siège de Sarajevo, a pris la parole.

Il a admis que sa génération, qui est partie combattre en Bosnie-Herzégovine dans les années 90, a été trompée par les mensonges et la haine des médias manipulés par le régime, tout comme la RTS. Alors que sa génération a cru et accepté ces mensonges, la génération actuelle d’étudiants et d’étudiantes les dénonce et les rejette. Il a déclaré que les étudiants

« sont ceux qui répandent l’amour et éclairent l’avenir. Un avenir que nous souhaitons tous, et il est donc du devoir de nos générations qui ont échoué de se lever et de simplement les suivre ».

Il s’est ensuite adressé aux parents des étudiants de Novi Pazar, présents au siège de la RTS pour remplacer leurs collègues orthodoxes pendant les fêtes de Pâques. Il leur a dit de ne pas s’inquiéter, qu’on ne ferait pas de mal à leurs enfants, car les vétérans les protégeraient comme s’ils étaient les leurs. Car le récit qui a divisé « nos enfants et vos enfants » est terminé, a-t-il déclaré. « Ils sont tous nos enfants » et « ce sont les héros d’aujourd’hui ».

Ce discours a exprimé la transformation la plus importante que le mouvement étudiant a apportée en Serbie : la rupture avec les discours nationalistes et diviseurs de l’après-guerre, et la capacité à donner un nouveau sens au drapeau serbe, désormais porté avec fierté par des milliers de personnes sur des centaines de places.

« Que l’Union européenne apprenne les valeurs européennes des étudiants serbes »

Il faut noter que les institutions de l’Union européenne n’ont pas soutenu les mobilisations. Pendant six mois de mobilisation, mais aussi de répression violente et illégale de la part du gouvernement, la population serbe a été laissée seule et a reçu peu de couverture médiatique de la part des grands médias occidentaux. C’est pourquoi les étudiants ont d’abord organisé en avril une « tournée » à vélo jusqu’à Strasbourg, suivie d’un marathon, toujours en cours, à destination de Bruxelles. L’arrivée à Bruxelles coïncidera avec une session du Parlement européen au cours de laquelle sera discuté le rapport sur les progrès de la Serbie dans le processus d’intégration.

En parcourant des milliers de kilomètres en quelques dizaines de jours, traversant d’abord six puis sept pays, les étudiants et étudiantes ont pris la responsabilité de faire entendre leur voix au Parlement européen, expliquant la situation réelle en Serbie. Il ne faut toutefois pas s’étonner de l’attitude ambiguë de l’Union européenne. Depuis son arrivée au pouvoir, Vučić a toujours eu le soutien de l’UE, qui a favorisé le développement de ce qu’on a appelé une « stabilitocratie » : un gouvernement soutenu de l’extérieur, en tant que partenaire géopolitique garant de la stabilité régionale, au détriment du respect des droits et de la démocratie dans la politique intérieure.

Ces dernières années, en plus, la course à l’hydroélectricité et aux matières premières essentielles comme le lithium pour la transition verte européenne a donné lieu à une série de projets destructeurs qui ont rencontré la résistance des communautés locales. Cette prise de conscience, combinée à la « fatigue de l’élargissement » d’un processus d’intégration qui n’apporte pas d’améliorations, a généré une désillusion et un manque d’attentes envers l’Union européenne de la part des citoyens serbes.

Peut-être est-il temps, comme on peut le lire sur une pancarte des étudiants, que l’Union européenne apprenne les valeurs européennes du mouvement étudiant, en se retirant de sa complicité avec Vučić et en choisissant de se ranger du côté de ceux qui, depuis six mois, remplissent les places au nom de la justice, de la démocratie et d’une demande de changement. Même si les revendications des étudiants n’ont pas encore été entendues et que l’avenir de la mobilisation est incertain, le processus de changement est lancé et il n’y a pas de retour en arrière possible. Au cours de ces six mois, le mouvement étudiant a réussi à reconnecter la société serbe, à pratiquer des formes de solidarité populaire et de démocratie directe, à remettre ouvertement en question trente ans de discours fondé sur la haine nationaliste.

Il a réussi à « éclairer l’avenir », en redonnant espoir aux nouvelles générations, en Serbie et dans le reste de la région, de pouvoir imaginer un avenir dans leur propre pays plutôt que de le chercher ailleurs. Les défis auxquels le mouvement devra faire face sont encore nombreux, à commencer par la possibilité d’élections anticipées. En attendant, on ne peut que regarder avec gratitude et admiration ces jeunes hommes et femmes qui écrivent un nouveau chapitre de l’histoire serbe.

*Aida Kapetanović est chercheuse en sciences politiques et sociologie pour le programme régional RECAS, coordonné par les universités de Rijeka et de Belgrade, et collabore avec l’organisation Fondacija ACT en Bosnie-Herzégovine. Elle ,s’intéresse aux luttes écologistes et aux mouvements sociaux dans les Balkans occidentaux, en combinant recherche et militantisme. Elle a obtenu son doctorat à l’École normale supérieure de Florence, avec une recherche sur les luttes pour la défense des fleuves en Bosnie-Herzégovine et en Serbie. Née à Mostar, elle a grandi en Italie en tant que réfugiée et est récemment revenue dans son pays d’origine.

Article original publié sur Meridiano 13